Jean-Luc Mélenchon : « Le modèle allemand est une imposture »
Dans un pamphlet qui vient de paraître, Jean-Luc Mélenchon dénonce la volonté de l’Allemagne d’imposer au reste de l’Europe sa vision de la vie en société, porteuse de violence sociale. Il plaide ici au contraire pour une Europe inspirée de valeurs françaises telles que la laïcité, une subordination de l’économie à la politique et une égalité sociale sans laquelle il n’y a pas de liberté possible.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
Jean-Luc Mélenchon est un auteur prolixe. Six mois après avoir esquissé une « théorie de la révolution citoyenne » ( l’Ère du peuple, Fayard), le cofondateur du Parti de gauche s’attaque à ce que l’on a coutume d’appeler « le modèle allemand » dans un essai, le Hareng de Bismarck, qu’il présente lui-même comme un pamphlet. La charge est rude mais argumentée. L’auteur explique en avoir conçu le projet en réaction à la brutalité avec laquelle les dirigeants allemands ont traité le nouveau gouvernement grec. Est-elle pour autant justifiée ? C’est ce que nous avons cherché à savoir. Lors de notre rencontre avec l’ancien candidat du Front de gauche, dans un café de l’Est parisien au matin du 1er mai, celui-ci s’est défendu de toute germanophobie. Convaincu des vertus du conflit pour provoquer la conscience, Jean-Luc Mélenchon assume la polémique que cet essai ne manquera pas de susciter.
Pourquoi avoir choisi cette fois d’écrire un pamphlet ?
Jean-Luc Mélenchon : Quand on parle d’Europe, les gens n’écoutent plus. Pour eux, c’est un sujet vain, embrouillé par principe. À juste titre ! Mon livre est avant tout un objet destiné à faire penser. Il désintoxique : le modèle allemand est une imposture. Il n’y a pas de modèle capitaliste qui « réussit ». Ni de pays où la soumission sociale permet une vie heureuse et épanouie. Cette démonstration est déjà faite dans des ouvrages savants français ou allemands. J’essaie d’en faire un débat public. La forme pamphlet permet de maintenir le lecteur en haleine avec ici où là une blague qui détend la gravité du récit. Et elle provoque la réplique, sans laquelle il n’y a pas de débat.
Longtemps, le Royaume-Uni est apparu comme l’obstacle à une Europe politique et sociale. À vous lire, c’est plutôt l’Allemagne. On était dans l’erreur ?
Dans le temps long de l’histoire, les Britanniques se sont toujours opposés à l’émergence d’une puissance continentale en face de leur île. Alors on avait été surpris de leur demande de rejoindre l’Union européenne. Et dès que cela a été fait, ils ont surtout pratiqué le sabotage. On se rappelle des sketchs de Margaret Thatcher…
Angela Merkel l’a remplacée ?
L’Europe, comme le capitalisme, a une histoire. Entre le traité de Rome et l’Europe d’aujourd’hui, il y a certes une continuité : la foi dans le marché, et le libre-échange comme organisateur suprême de la société. Mais il s’est passé aussi bien des choses. Notamment l’unification allemande. Dans un espace géopolitique qui était en train de se réorganiser, les Français ont fait le pari qu’il fallait approfondir l’union avec l’Allemagne pour contenir le risque de sa puissance. C’est le traité de Maastricht : il postule qu’en ficelant les Allemands avec nous par une monnaie et des règles de fonctionnement, un nouvel espace politique, citoyen et régulé, surgira. C’est la grande illusion du socialisme français. Dans les faits, il s’est passé tout autre chose. Sur la base de l’ordolibéralisme, les dirigeants allemands ont fixé certaines limites indépassables : séparation de l’économie et de la politique, refus du protectionnisme, refus de l’harmonisation fiscale et sociale. En acceptant cela, on a mis le doigt dans l’engrenage. D’un traité à l’autre, les gouvernements allemands ont enfoncé le clou. La différence entre eux et nous, c’est qu’ils sont infiniment moins inhibés. Et puis nous avons eu deux présidents successifs qui n’assument pas la vision historique de la France sur l’Europe. Nicolas Sarkozy a commis le crime majeur de faire ratifier par le Parlement le traité que les Français avaient refusé. Et François Hollande, après avoir juré qu’il allait renégocier le traité budgétaire, n’en a rien fait. Cela a été le dernier clou sur la croix ! Ces deux-là ont permis aux dirigeants allemands de comprendre que la France était dans leur main. La grande bascule s’est faite sans heurts : le passage d’un idéal bavard de construction européenne citoyenne à une réalité glauque, l’ordolibéralisme. On doit reprocher aux dirigeants allemands d’avoir poussé leur projet jusqu’au bout, mais on doit aussi reprocher aux dirigeants français d’avoir été inconséquents.
Qu’est-ce que cet ordolibéralisme ?
Cette doctrine politique, datant des années 1920, affirme que l’économie répond à des lois à considérer comme des lois de la nature. Le capitalisme veut présenter toute contestation de son ordre comme une violence contre l’ordre naturel. Dans cette vision, la politique, parce qu’elle est en proie aux intérêts électoraux et personnels, ne peut être qu’une perturbation irresponsable. Ainsi, depuis le traité de Maastricht, la construction européenne se confond avec la mise en place d’un ordolibéralisme devenu violent. En témoignent la coupure des liquidités à Chypre, qui est un acte de guerre, et la répétition avec la Grèce, étouffée petit à petit et brutalisée sans qu’en Europe quelqu’un dise autre chose que « les Grecs doivent payer ».
L’Allemagne n’a jamais été autant détestée dans les pays du sud de l’Europe depuis 1945. Ne surfez-vous pas un peu sur cette vague ?
Je ne surfe pas, j’élucide. Il existe une légitime détestation de ce pays parce qu’il agit avec une brutalité incroyable. Songez que les représentants de la troïka en Grèce étaient tous allemands…
Il y a aussi une germanophobie…
Elle se fonde sur de mauvais souvenirs réels et récents. Mais tout ce qui vise à essentialiser des cultures humaines est stupide. Reste qu’il faut éclairer les raisons d’agir des autres. Surtout ne pas recommencer la même erreur qu’avec la question de l’immigration, où la gauche, par angélisme, a considéré que tout débat sur le sujet, même éclairé, était immoral et plutôt xénophobe. Quel désastre ! L’éthnicisation du débat public a avancé sans obstacle. À présent, elle nous submerge. L’Europe du Sud est révoltée contre cette Allemagne qui se porte garante des pires brutalités et cruautés sociales. Quand l’Andalousie vote une loi pour refuser qu’on expulse les gens qui ne peuvent plus payer, qui intervient immédiatement pour dire qu’il n’en est pas question ? L’Allemagne. Quand Alexis Tsipras fait passer une loi pour répondre à l’urgence humanitaire en Grèce, qui crie au viol des « décisions collectives » ? Encore l’Allemagne. L’utilité de mon livre est d’éclairer les raisons d’agir des Allemands. Ils n’agissent pas de cette manière parce qu’ils sont allemands, mais parce qu’ils appliquent de manière rigoureuse leur vision de la vie en société : l’ordolibéralisme.
Parfois, comme vous utilisez une entité, l’Allemagne ou les Allemands, il peut y avoir confusion…
Je ne crois pas. Mes lecteurs sont intelligents. Mais de la malveillance, il y en aura, oui. Ne pas nommer la nationalité des Allemands ? Pourquoi ? Comment les appeler ? À partir du moment où j’ai tracé un cadre intellectuel et où, à intervalles réguliers, je mets en garde, je suis hors de portée du procès d’intention qui me sera fait. Il est injuste et injurieux. Mais j’en connais la racine : dans tout un secteur de la gauche, la nation, même républicaine, est en soi un concept condamnable. On postule alors que l’étranger en est d’accord. Pour masquer l’irénisme de cette vision, on répète que le nationalisme, c’est la guerre. C’est vrai. Nulle part on ne s’est tué avec une telle furie et une telle puissance industrielle qu’en Europe. Je ne cesse d’avoir ça présent à l’esprit. N’ai-je pas fondé un parti en tenant la main d’un Allemand, Oskar Lafontaine ? Mais l’amour de la patrie républicaine des Français n’est pas le nationalisme. C’est l’amour d’un programme politique universaliste : liberté-égalité-fraternité ! Dans mon livre, j’explique pourquoi l’Allemagne se comporte de cette manière. Enfin, je suis assez amoureux de l’histoire des idées pour terminer en montrant que la querelle n’est pas nouvelle : le véritable fil rouge de l’histoire, c’est la lutte entre les Lumières et les anti-Lumières depuis 1789 et même le XVIe siècle. Et maints grands des Lumières sont allemands, comme Kant et Marx…
**En réponse à la germanophobie, Daniel Cohn-Bendit rappelait récemment que « Merkel ne s’impose pas les armes à la main ». « Ce sont les autres qui se couchent », disait-il. **
Il a raison. Pourquoi le font-ils ? Parce qu’ils ont intégré un état d’esprit de soumission à l’idéologie du capitalisme financiarisé. François Hollande n’est pas un traître à la patrie, c’est juste un homme intellectuellement asservi, comme l’était Nicolas Sarkozy. Leur culture politique les domestique. Et Mme Merkel, qui défend en toutes circonstances les intérêts de son pays et de ses électeurs, joue de la faiblesse de ces gens qui cèdent avant même d’avoir commencé la discussion.
Vous nommez peu les clercs qui trahissent, c’est un choix ?
Oui. J’ai juste montré ironiquement à quoi on s’expose dès qu’on critique l’Allemagne. Ma situation sera toutefois moins difficile à tenir après les abus de puissance les plus récents : les grimaces de M. Schaüble, l’espionnage de Mme Merkel sur François Hollande… Cela confirme la thèse de mon livre. Mais je continue à dénoncer les déclinistes qui cherchent à convaincre les Français qu’ils ne sont bons à rien. Et surtout que leur « modèle républicain révolutionnaire » ne vaut rien.
En leur répondant, vous faites par défaut l’éloge de la natalité, de ceux qui travaillent beaucoup… Ce ne sont pas franchement des valeurs de gauche.
Je postule qu’il y a de la joie de vivre dans le fait de vouloir avoir des enfants, ce n’est pas pareil. Je pars de l’humain, et je dis qu’il y a un problème : voilà un pays qui est le plus riche d’Europe et on n’y fait pas d’enfants. Qu’est-ce qui s’est cassé dans le goût de vivre ? De même, qui n’a été abreuvé du refrain « les Français travaillent moins que les Allemands » ? C’est le contraire ! Je retourne les arguments, mais cela ne fera jamais de moi un forcené du boulot du matin au soir, alors que je défends la diminution du temps de travail. Le dénigrement par « la pensée par défaut » doit-il me conduire à vous reprocher le malthusianisme et le goût pour les tire-au-flanc de votre question? Pourquoi toujours vouloir me diaboliser ? Quand je dis que l’espérance de vie en bonne santé recule en Allemagne, est-ce que ça fait de moi un hygiéniste ? Non, simplement je pense qu’il y a un certain intérêt à vivre. Ce sont des critères civilisationnels qui ont un grand sens. Pour moi, le bilan d’une société ne peut se résumer au nombre de BMW qu’elle a réussi à vendre ! Mes critères sont autres. Est-ce que la vie est plus douce ? Est-ce qu’on traite bien ceux qui sont les plus faibles ? Est-ce qu’on a un comportement humain qui permet de concilier la vie professionnelle et la maternité, la prise en compte des personnes âgées ? C’est en cela que je pense éclairer, faire œuvre d’ Aufklärung.
Votre projet n’est-il pas de substituer à l’Europe allemande une Europe française ?
Oui, pourquoi pas ? Cela choquera ceux qui défendent les droits coutumiers des Indiens boliviens mais n’ont pas un regard pour les apports de leur propre peuple. Que serait une « Europe française » comme vous dites ? Ce serait une Europe qui emprunterait aux Français un certain nombre de réponses trouvées dans leur histoire. Lesquelles ? D’abord un régime séparant le religieux du politique : la laïcité. La construction ethniciste suppose toujours un lien avec la religion et la culture qui va avec ; c’est ce que font les Allemands pour eux-mêmes en dédiant le Bundestag au « Deutsche Volk » [peuple allemand] et pour la construction européenne avec un nouveau « Volkgeist » [esprit du peuple], le christianisme. Ensuite, le fait que l’économie est subordonnée à la politique. Toutes nos constitutions depuis 1793 instituent des droits préalables supérieurs à toute autre considération. Dans la voie de l’ordolibéralisme, la séparation de l’économie et du politique implique que les êtres humains doivent accepter la domination d’un certain nombre de lois qui les dépassent. Entre ça et le péché originel, quelle est la différence ? Il n’y en a pas. Troisième idée : l’État est l’outil d’application des décisions que se donne le peuple, notamment en matière de développement et d’économie. Et la condition de tout ça, c’est l’égalité sociale, car, sans égalité sociale, il n’est pas de société de liberté. Nous ne sommes pas libres quand nous sommes inégaux et cloués dans notre inégalité par les coutumes du Volk.
Avant, on aurait parlé de substituer une Europe de gauche à une Europe de droite…
Autrefois, ces mots désignaient des choses claires. C’est qui, la gauche, en Europe ? Le parti social-démocrate qui gouverne dans plus de la moitié des pays avec la droite ?
Pourquoi le concept de France marche-t-il mieux que le concept de gauche ?
La gauche est devenue une étiquette suspecte. Si nous gouvernions le pays, sur quoi nous appuierions-nous ? Sur notre pays. Qu’est-ce qui formerait une volonté assez forte pour pouvoir se proposer aux autres ? Notre peuple. Aujourd’hui, Alexis Tsipras ne parle pas au nom de la gauche grecque, il parle au nom du peuple grec, et sa principale préoccupation, est de garder le peuple grec groupé dans une compréhension de ce qu’il doit faire pour se libérer. C’est pourquoi il a une méthode où se combinent la pédagogie politique et la ruse. Il a été élu avec 37 % des voix, c’est remarquable. Mais 63 % ne voulaient pas de sa politique. Son premier objectif, celui d’un démocrate et républicain, est donc de convaincre la majorité. Il n’y a qu’en France qu’on croit pouvoir gouverner contre la majorité et qu’on n’en a rien à faire de ce que pensent les gens, parce que nous vivons sous le système de la monarchie républicaine de la Ve République. J’adjure la gauche de cesser de vivre dans des abstractions. La nation républicaine est une force qui nous aidera à entraîner notre peuple et les autres.
**On a été surpris de voir que vous aviez donné les bonnes feuilles à un journal comme le *Point.
L’objet de ce livre nous concerne tous, et pas seulement les secteurs de gauche dont il faudrait conforter la conscience. Notre intérêt est qu’un secteur de la droite aussi mette à distance l’idée qu’il faut « faire comme les Allemands ». Dans un moment où, dans toutes les familles politiques traditionnelles, des gens s’interrogent, je veux m’adresser à tous. À gauche, tout un secteur de la mouvance socialiste se demande où l’on va. Je crois qu’il en va de même à droite ; je fais le pari que tous ses électeurs ne sont pas convertis au néolibéralisme ou à l’idéologie d’extrême droite.
Ce combat contre la politique allemande, vous en ferez un thème du rendez-vous électoral de 2017 ?
Cette question doit faire partie du débat. Il y en a d’autres mais, au fond, elles se ramènent toutes à une. Quel genre de vie voulons-nous ? Et pour quelles raisons n’avons-nous pas ce mode de vie à portée de notre main ? Ce qu’on nous annonce, c’est encore deux ou trois décennies de sacrifices, de chômage de masse, de reculs sociaux et d’irresponsabilité écologique. On est donc bien dans le sujet. Je ne m’oppose pas à l’essence de la nation allemande, je m’oppose à sa doctrine et à la victoire du modèle de société qu’elle implique. MM. Minc, Gattaz ou Woerth essaient de vendre aux gens l’illusion que demain la vie sera belle si nous vivons comme des Allemands. Mais les premières victimes de l’ordolibéralisme, ce sont les Allemands eux-mêmes : 12 millions de pauvres, un peuple qui a peur de faire des gosses et ne sait pas quoi faire de ses vieux. Le débat portera à la fois sur la question géopolitique, sur la question sociale et sur la question du productivisme. Produire n’importe quoi, n’importe comment, en annexant des peuples – ce que fait l’UE sous dynamique allemande –, c’est ça, notre modèle ? Partout se met en place la même politique ordolibérale qui pousse à la violence dans les sociétés et entre les nations. Et cela se terminerait bien ? La politique est faite de ces rapports de force dans lesquels les nations jouent un rôle. Il faut sortir du rêve Bisounours d’une Europe qui n’existe nulle part et que rien ne redresse.