La crise morale de l’Amérique blanche
Sylvain Cypel analyse les effets des évolutions démographiques dans la société états-unienne.
dans l’hebdo N° 1354 Acheter ce numéro
Avec l’élection de Barack Obama en 2008, beaucoup ont pensé que l’Amérique en avait fini avec la question raciale. Erreur. Quatre ans plus tard, il suffisait de voir les deux conventions précédant le scrutin de 2012 pour s’en convaincre : deux Amérique se faisaient toujours face, différentes en tous points. D’un côté, celle d’Obama, bigarrée, jeune et très féminine, mêlant les « minorités » ; de l’autre, dans le camp républicain, un « mâle blanc » hégémonique. Et le scrutin allait confirmer cette impression visuelle. Obama a recueilli 93 % du vote noir, 71 % des suffrages des Hispano-Américains, alors qu’il ne remportait que 39 % du vote blanc, contre 59 % à son rival, Mitt Romney. Dans l’essai très pédagogique qu’il consacre au « nouveau rêve américain », Sylvain Cypel, qui fut pendant six ans correspondant du Monde à New York, part de ce constat. Oui, la question ethnico-raciale domine toujours la société états-unienne. Mais les termes en sont changés. Le point de bascule est proche où ceux que l’on appelle les « Blancs seulement », fondateurs de la nation, perdront la majorité démographique. Ils représentaient 90 % de la population en 1950, ils ne sont plus que 60 % aujourd’hui. Et la tendance va s’accélérant sous le double effet des mouvements migratoires et de la fécondité.
À partir de ces données, Cypel décrit « l’identité malheureuse de l’homme blanc ». Car c’est peu dire que la mutation inquiète l’Amérique traditionnelle. Jusque dans les moindres détails. Il cite l’exemple de cette chroniqueuse ultra-conservatrice qui, en pleine Coupe du monde de football, s’indigne de l’intérêt grandissant de ceux qui – ne lui en déplaise – sont ses compatriotes pour un sport venu de l’étranger, et cela aux dépens du football américain. La remarque est moins futile qu’il y paraît. En partageant les mêmes passions que le reste du monde, les nouveaux Américains ne sont-ils pas en train de renoncer à cet « exceptionnalisme » dont l’Amérique blanche est si fière ? Ce sentiment qu’une mission rédemptrice lui est dévolue ?
Cette conviction n’est pas seulement ébranlée par les bouleversements internes, mais aussi par les échecs des dernières aventures militaires, dont la désastreuse guerre d’Irak en 2003. Cypel montre surtout que, derrière les clivages ethniques, c’est toute une vision qui est en jeu. L’exaltation de l’individualisme et l’hostilité aux valeurs collectives procèdent certes de choix philosophiques, mais elles sont aussi les manifestations d’antagonismes sociaux. En témoigne la violence du débat autour de la réforme de santé de Barack Obama. Devant une société qui va lui échapper, l’ « homme blanc » passe du « malheur » à la « colère », tandis qu’une autre, plus jeune, construit peut-être un nouveau rêve. C’est l’actualité des États-Unis, et peut-être est-ce déjà un peu la nôtre.