La France a (encore) peur
Sur plusieurs chaînes de la TNT, les magazines d’enquête vendent très grossièrement des sujets anxiogènes. Avec une certaine audience mais pour quels résultats ?
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Le saviez-vous ? « Elle bat tous les records ; des accidents terribles en série ; un nombre de morts exceptionnel ; 120 décès en huit ans ! Elle est devenue la route la plus dangereuse de France. Elle s’appelle la RCEA, pour Route Centre-Europe-Atlantique. » Longue de 600 kilomètres, elle relie l’Est à l’Ouest de la France, au nord du Massif central. Une route à double sens empruntée par plus de 15 000 véhicules chaque jour. « 90’ s’est plongé en immersion sur la RCEA », lance une voix off. Intitulé du numéro : « Record d’accidents : enquête sur la route la plus dangereuse de France ».
Pendant une heure et vingt-six minutes (exactement), les caméras de ce magazine d’enquête diffusé sur TMC (groupe TF1) filment différentes infractions, suivent le travail de la gendarmerie et des pompiers, avec une musique pétaradante. Se succèdent des images chocs, trash, pour cette « enquête exceptionnelle dans le centre de la France » (quoiqu’on n’observe rien d’exceptionnel sur la violence routière), avec notamment des routiers qui ont « des mots qui font froid dans le dos ». Ni distance ni analyse. Mais difficile de faire peur davantage, au bout de longs râles plaintifs, avec quelques relents d’accusation. Toujours « en immersion », on traque les « délinquants de la route » jusqu’aux tribunaux, avant de s’installer dans les hôpitaux, parce que « nous avons aussi retrouvé des victimes de la RCEA qui parlent pour la première fois ». On n’exagère jamais assez. In fine, le téléspectateur oscille entre le poids des mots et le choc des photos. « 90’ Enquêtes » est présenté ainsi par TMC : « Dans la lignée des grands magazines d’information, [il] est le leader incontesté de la TNT. Chaque semaine, une grande thématique est abordée, touchant les principaux sujets de préoccupation des Français. » Ces sujets de préoccupation ? L’intitulé des numéros donne le parti pris éditorial : « Agressions, cambriolages, trafic de stups : alerte rouge sur le Languedoc » ; « Stups à Nanterre : à la poursuite des trafiquants » ; « Saint-Denis : au cœur des quartiers chauds du 9.3 » ; « Marseille : comment stopper la violence ? » Orienté ? À peine ! On aura apprécié l’art de la ponctuation et des deux points : on va vous expliquer (à notre manière, faudrait-il ajouter). Sur Fox news, la « no go zone » n’a pas fait mieux. Dans un genre largement développé sur la TNT, à moindre coût et lourdement rediffusé, le magazine réunit tout de même près de 700 000 téléspectateurs. Autant qu’un autre programme d’enquête, sur NRJ12, présenté par Jean-Marc Morandini, « Crimes ». Un mag déconseillé aux moins de 10 ans, qui « propose de revenir sur trois faits divers » survenus dans le même coin. À l’appui, une personnalité (journaliste, avocat, écrivain) qui apporte son regard « sur la criminalité de la région ». C’est une fille qui disparaît « mystérieusement à la sortie de son travail », un meurtre dans un bar-tabac, un prédateur sexuel en scooter.
Des drames reconstitués par bribes, mis en scène grossièrement, avec une caméra subjective, entre noir et blanc et sépia, et sur lesquels domine toujours une musique anxiogène. « Chaque enquête permet de découvrir des hommes et des femmes qui ont été au cœur d’un fait divers incroyable » (sic). À vrai dire, il n’y a pas d’enquête dans ce copier-coller de « Faites entrer la guillotine »… Oups… de « Faites entrer l’accusé ». Mais « Crimes » revendique cependant donner « la parole à ceux qui ont souffert, qui souffrent encore et qui se battent pour que justice soit faite ». Parce que, c’est bien connu, on n’incarcère jamais assez, et la justice, trop laxiste, ne fait pas son travail. « La France a peur », disait Roger Gicquel dans un JT en 1976, après l’arrestation de Patrick Henry pour le meurtre d’un gamin de 8 ans, Philippe Bertrand. À regarder ces magazines sur la TNT, visant les ressorts affectifs, l’effet d’identification dans le fait divers, grossissant les traits, la France a toujours peur. Faut-il s’étonner, alors, que, selon la dernière étude sur les « fractures françaises » réalisée par Ipsos et Sopra Steria, 52 % des Français se disent favorables à un retour à la peine de mort ?