Le retour de l’esclavage

La traite des êtres humains frappe 2,5 millions de personnes. Un ouvrage dresse un état des lieux de ce fléau et pointe la difficulté d’identifier les victimes.

Ingrid Merckx  • 13 mai 2015 abonné·es

Rhania, marocaine : « Quand j’ai eu 8 ans, Mme N., la fille d’un ami de mon père, a proposé de m’emmener en France pour me faire soigner. Elle m’a mise parmi ses enfants sur son passeport. » Pendant trois ans, tout se passe bien. Rhania est scolarisée. « Puis je suis retournée voir mon père au Maroc. À mon retour en France, Mme N. m’a demandé de m’occuper des enfants, de faire le ménage. J’avais tout juste 11 ans. »

Georges, 16 ans, footballeur guinéen : « Ma mère a vendu le terrain hérité de son père pour payer Touma D., un faux agent de joueurs.  […] Je suis arrivé à Paris. Touma D. m’a logé dans un hôtel en promettant de m’emmener à Lyon.  […] Après le 14 janvier, je ne l’ai plus revu. » Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 2,5 millions de personnes seraient victimes de la traite dans le monde. Pour un chiffre d’affaires estimé à 25 milliards de dollars par an, d’après le Parlement européen. En Europe, 360 000 personnes seraient concernées. « Les principales formes contemporaines d’esclavage sont l’esclavage pour dettes, le travail forcé, l’esclavage sexuel, le mariage forcé, l’esclavage traditionnel et le travail exorbitant des enfants », rappelle le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM). Ouvriers agricoles, mineurs isolés, employés à domicile, mères porteuses, marché du sexe… C’est d’abord à un état des lieux que s’attelle les Nouveaux Visages de l’esclavage  [^2] : affaires jugées, réseaux, superposition entre pauvreté, conflits armés, migrations et traite, responsabilité des consommateurs, accompagnement des victimes et moyens par lesquels elles sont contraintes.

L’ouvrage met en évidence la principale difficulté juridique à laquelle se heurtent les associations : la traite est mal qualifiée. Les victimes sont mal identifiées, les poursuites engagées trop rares. La France s’est d’ailleurs fait condamner en 2005 et 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme pour non-respect de ses engagements internationaux. La loi du 5 août 2013, qui a notamment défini l’infraction de réduction en esclavage et introduit la servitude et le travail forcé dans le code pénal, visait d’ailleurs une mise en conformité avec les directives européennes. Autre problème : si la traite à des fins sexuelles est ciblée (62 % des cas), la traite à des fins économiques (l’esclavage domestique, 18 %) reste mal connue. Et elle existe dans tous les milieux sociaux : 20 % des victimes prises en charge par le CCEM ont été exploitées dans le monde diplomatique ou les beaux quartiers. « Les faits se déroulant dans le huis clos des domiciles », le nombre de victimes, qui viennent principalement d’Asie et d’Afrique, est difficile à estimer. Sur les centaines de personnes que le comité a accompagnées, près d’un tiers étaient mineures à leur arrivée en France (13 % de filles).

La traite, « c’est le fait de recruter et de déplacer des personnes puis de les assujettir et de les faire travailler contre leur volonté en utilisant la tromperie, la contrainte ou la violence », rappelle le CCEM. Devant les tribunaux, les plaintes sont souvent jugées sur le motif du travail dissimulé. « Or, une victime de la traite peut être régularisée, au moins pendant la durée de la procédure, pas dans le cadre du travail dissimulé, précise Agnès Noury, juriste au CCEM. En outre, les systèmes d’indemnisation des victimes ne sont pas les mêmes. Les victimes de travail dissimulé, même quand elles gagnent en justice, se retrouvent souvent sans indemnisation ni papiers. » Difficile encore de juger des effets bénéfiques de la loi d’août 2013, car les affaires concernées sont en cours de jugement. « L’enjeu aujourd’hui, insiste Sylvie O’Dy, présidente du CCEM, c’est de sensibiliser le grand public et de former les travailleurs sociaux au repérage des victimes et à leur accompagnement. Ensuite, nous nous heurtons à des problèmes d’hébergement des victimes et de régularisation, car certaines préfectures leur refusent une existence légale, même pendant la durée de la procédure. » Un plan d’action national a été lancé en mai 2014. Il fait état d’une augmentation de 18 % de la traite des êtres humains entre 2012 et 2013, un délit puni de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Mais ce plan, qui compte vingt-trois mesures, serait sous-financé.

[^2]: Les Nouveaux Visages de l’esclavage , Louis Guinamard, sous la dir. de Geneviève Colas, L’Atelier, 224 p., 13 euros.

Société
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