« Le téléspectateur, ni complice ni inculte »
Pour le philosophe Christian Ruby, le public construit une distance avec les images qu’on lui propose.
dans l’hebdo N° 1353 Acheter ce numéro
Fondateur du site Le Spectateur européen, Christian Ruby travaille sur la notion de spectateur et de spectatrice, et le rapport du public au spectacle ou aux arts, notamment à l’art contemporain. Traitant de la télé-réalité sous l’angle de la réception, il la replace d’abord dans le champ d’une certaine forme de fiction, où le téléspectateur est appelé à s’identifier. Un téléspectateur pas nécessairement dupe des images qu’il regarde et des concepts que lui proposent les producteurs de ces émissions.
Réalité, jeu ou fiction ? Comment doit-on appréhender la télé-réalité ?
Christian Ruby : La première remarque à faire concerne la notion même de télé-réalité, qui cherche à éviter ce qui fait la spécificité des images en général, à savoir qu’elles n’attestent pas d’une réalité ou d’une vérité mais inventent des réalités ou relèvent de l’élaboration de fictions. Si on n’affirme pas cela d’emblée, on risque de conforter les discours sur la perte télévisuelle de la réalité et sur le vide de l’écran de télévision, notamment dans la « télé-réalité ». Or, il s’agit bien d’une forme de fiction. Elle est même éventuellement devenue un mode privilégié de représentation du consensus social, dans lequel les spectateurs sont appelés à s’identifier.
Quel tableau peut-on dresser du téléspectateur ?
Ce qui importe, c’est de comprendre comment les téléspectateurs reçoivent ce mode de figuration des fictions devenues dominantes. Or, comme ils ne sont ni bêtes ni incultes, il faut éviter de soutenir le discours simplificateur de l’identification immédiate, de la catharsis ou de l’égarement. Ce discours veut perpétuer le magister d’éducateurs moraux des citoyennes et des citoyens que les imprécateurs de la télé-réalité s’attribuent. Il se déploie en termes de décadence au lieu de penser en termes de régime d’affects. En effet, les téléspectateurs sont appelés à se lier à ces émissions à partir d’un mode de perception et de visibilité tenant à des images qui calculent et devancent leurs effets. Pour autant, il n’est pas évident qu’ils s’y accordent automatiquement. De surcroît, il n’y a pas un type de spectateur de la télé-réalité. Beaucoup, sans doute, circulent entre les images proposées pour laisser éclater des analogies avec leur propre situation et y réfléchir. La vie quelconque, tissée de compétitions, ne proposant guère d’espace d’invention, le rêve devant la télévision devient une manière de pressentir des décalages potentiels. Même improductifs, et sans aucun doute politiquement improductifs. Mais cela reste une affaire d’images. Et, dans les cas les plus distanciés, le regard jeté sur ces images peut infirmer l’idée généralement admise d’une image-vérité. Il peut y avoir alors de la désobéissance dans ce regard. Pour autant, est-ce que ce regard laisse au spectateur la chance de construire à partir de là sa propre histoire ? En définitive, c’est cela l’essentiel : comment ce que je regarde me fait-il spectateur ? Quel spectateur cela fait-il de moi ? Et comment est-ce que je m’en écarte ?
**Justement, quel spectateur la télé-réalité fabrique-t-elle ? **
Les téléspectateurs suivent le spectacle. On teste devant eux, pour eux probablement, l’adhésion des candidats à un univers commun. Mais, s’ils adhèrent eux aussi à l’émission et à ses contenus, cela tient donc à autre chose. Du côté des producteurs, on ne peut constamment tester des audiences et vouloir gagner en prégnance sans chercher aussi à solliciter des traits psychiques qui sont construits dans la société, dans la publicité, voire, par allusion, dans le cinéma que les cadreurs connaissent ou que les réalisateurs utilisent. C’est la logique de la transmission pensée mécaniquement, à l’identique. Ce qui ne signifie pas que cela réussisse sans troubles. Car, par rapport aux téléspectateurs, on ne peut se contenter de raisonner en termes d’addiction (psychanalyse) ou de formatage ou de conditionnement (sociologie mécanique). Ce serait nier absolument la latitude du spectateur, l’activité dont il fait preuve devant un spectacle qui lui reste extérieur. Ce serait mécomprendre l’interaction complexe entre l’image et lui, surtout avec une image « froide », celle de la télévision, vécue en milieu familial, en tout cas pluriel. Les théories de la consommation imagée par identification ou crédulité ne conduisent nulle part. Les théories de l’aliénation du spectateur consommateur ne conduisent nulle part non plus. Ou, plus exactement, ne donnent pas la possibilité de penser des transformations autrement que sous forme d’impératifs (du médecin pour l’addict, du médiateur pour le formé, des parents pour l’enfant collé à son poste). En revanche, travailler sur l’activité du spectateur durant le spectacle en poussant ou en aidant à transformer cette activité sensible est plus intéressant. Le téléspectateur observe toujours des décalages, des troubles, des impossibilités d’identification, bref des jeux de distorsion entre ce qu’il voit et ce qu’il vit.
Le succès de ce type de programme fait-il du téléspectateur un complice quand il y a compétition, élimination, voire humiliation ?
En aucun cas le téléspectateur ne peut être déclaré complice ou tenu pour responsable de l’émission qu’il regarde. Il faut même éviter de juger de manière judiciaire (culpabilité, responsabilité) la figure du spectateur. Les complices et responsables sont les producteurs ou les concepteurs de l’émission. Quant à la spectatrice et au spectateur, il faut rappeler en premier lieu que le regard n’est pas la cause de l’attrait, fût-on même un mauvais psychanalyste. Il faut souligner ensuite qu’il importe de voir telle émission pour pouvoir en parler (principe minimal de la spectatorialité), et surtout ne jamais tenir un propos de seconde main. En revanche, et pour éviter de traiter des téléspectateurs en masse, ce qui est dommageable à la compréhension des choses, rien ne leur interdit, au contraire, de protester contre ce qu’on leur montre.