L’horreur mise K.-O. par l’absurde
La Carte du temps, de Naomi Wallace, est une fable subtile sur les conflits du Moyen-Orient.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
Chez Naomi Wallace, les antagonismes ne sont jamais absolus. Dans une précédente pièce, Une puce, épargnez-la, bourgeois et pauvres s’affrontent et se découvrent des points d’entente dans le Londres de la grande peste en 1665. Dans la Carte du temps, ils se situent à une autre époque et en un autre lieu, mais ils relèvent de la même esthétique de la rencontre en dépit de la haine et des préjugés. Dans cette pièce en forme de triptyque, se dessinent en pleins conflits moyen-orientaux des carrefours entre des identités qui habituellement ne se croisent que fusil à la main et injure à la bouche. Avec quelques poignées de sable et un balai, deux comédiens délimitent dès les premières secondes un espace-temps précis. L’un fait tomber sur scène les grains dorés, l’autre les rassemble en un cadre qui fait office de ring, où six interprètes se relaient au gré des trois tableaux.
Dérisoire note orientale sur une scène nue, ce sable place à lui seul la pièce dans le domaine de la fiction. Pas celle qui tourne le dos au réel, mais celle qui s’en éloigne un moment pour mieux en apprécier les reliefs. Pour le réenchanter aussi, avec la poésie surréaliste qui traverse l’écriture de Naomi Wallace et le jeu tragicomique des comédiens dirigés par Roland Timsit. Cette manière d’ouvrir la représentation évoque aussi les rituels des contes orientaux. Avant même qu’Abder Ouldhaddi, dans son rôle de balayeur, prononce sa première réplique, on pense au théâtre d’Abdelkader Alloula (1939-1994), connu pour sa modernisation de la halqa, ronde formée par les spectateurs autour du conteur traditionnel. Comme chez le dramaturge algérien, la Carte du temps est peuplée de personnages qui se contentent pour survivre de déployer un lyrisme glané dans des rues en guerre et un humour noir qui ne s’embarrasse pas des convenances.
Dans le premier tableau, un balayeur partage le ring avec une jeune infirmière israélienne (Lisa Spatazza) et un Palestinien (David Ayala). Situé dans les ruines du zoo de Rafah, Un état d’innocence fait dialoguer un soldat israélien (Oscar Copp), une Palestinienne (Afida Tahri) et un architecte sans travail interprété par Roland Timsit. Un monde qui s’efface, enfin, est le monologue d’un Irakien de Bagdad (David Ayala, qui excelle aussi bien dans ce rôle que dans celui du premier tableau) qui, faute d’interlocuteur, déroule pour lui-même une conférence fantasque sur l’aviculture truffée de commentaires politique plus ou moins déguisés. Petits maillons de la grande histoire, ces protagonistes ne cessent d’hésiter. Entre rire et larmes. Entre compassion et hostilité envers l’ennemi désigné par une situation géopolitique complexe. Le cadre de sable, les fils que tend l’architecte dans son désir absurde de construire sur les décombres du zoo des tours et murailles, ou encore un alignement de photographies d’oiseaux traduisent dans l’espace les lignes de front mouvantes qui séparent souvent mais unissent aussi parfois les êtres. Chez Naomi Wallace, le hasard tisse des liens invraisemblables entre les peuples. La mise en scène de Roland Timsit les exprime avec la retenue adéquate. Jusque dans les scènes les plus tragiques, ses comédiens et lui-même dégagent une douceur qui appelle à mettre l’horreur à distance au profit de l’absurde. Car sur les ruines des conflits poussent des sourires d’autant plus attachants qu’ils luttent contre les lamentations.