L’individu contre le collectif
Valeur travail, productivité, jugement en interne. La télé-réalité a choisi son camp, sous couvert de jeu.
dans l’hebdo N° 1353 Acheter ce numéro
«Koh-Lanta », « Bienvenue chez nous », « Une maman formidable »… Mais encore « Top Chef », « Masterchef », « Le Meilleur Pâtissier » et « La Meilleure Boulangerie » pour la télé-réalité culinaire, « The Voice » et « Nouvelle Star » pour le télé-crochet… Ou encore « Bienvenue au camping », « Cousu main » et « Les Reines du shopping ». En attendant, ce 19 mai, en prime time, une resucée de « Koh-Lanta », cette fois sur M6, avec « The Island ». De plus en plus, les grilles des programmes se nourrissent de télé-réalité, tous les jours et à toute heure (la multiplication des chaînes n’y est pas étrangère) et, à l’intérieur de ces programmes, la compétition fait rage. Elle en est même le moteur. À y regarder de près, cette compétition n’est pas nouvelle, si l’on se rappelle que le programme « Koh-Lanta » a été créé en 2001, à peine trois mois après « Loft Story ». Mais, au sein d’un genre s’appuyant à la fois sur le monde de la télévision, du réel, du fictif et du ludique, elle a largement évolué.
La compétition s’est déplacée sur différents champs, ** vers de nouveaux secteurs. « Auparavant, observe François Jost, professeur à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste des médias, on s’affrontait soit sur de la connaissance, soit sur des épreuves de lutte. Aujourd’hui, c’est faire la cuisine ou tenir une maison d’hôtes qui devient objet de compétition. » C’est aussi tenir un salon de coiffure ou coudre des boutons ! Pour le coup, on relève une autre évolution :la mise en avant de la valeur travail. Elle est évidemment présente dans « Koh-Lanta », véritable « mythe du capitalisme, poursuit François Jost. Il n’y a pas de hasard si ce programme a mieux marché aux États-Unis que “Big Brother”. On y trouve des gens jetés dans un milieu sauvage, qui doivent recomposer une société laborieuse. C’est encore le cas du nouveau programme de M6, “The Island”, avec des gens abandonnés sur une île. Il y a du travail, de l’effort, il n’y a pas de sexualité mais du puritanisme, tout cela pour recréer une société qui marche. On est à l’opposé de tout ce qu’était “Loft Story”, avec la luxure, la paresse. On sent bien, du côté des concepteurs, qu’il faut “resserrer les boulons”, avec une promesse de réalité plus importante qu’auparavant ». La valeur travail y participe. Il convient de faire plutôt que de laisser faire (ou de ne rien faire devant la caméra). Et les candidats de « The Island », avec leur caméra GoPro, auront aussi le devoir de se filmer eux-mêmes, histoire de renforcer la dramaturgie. Diable ! On se demande comment, au bout du monde, ils vont recharger leur caméra.
Une autre évolution de la télé-réalité est celle du déplacement du jugement, devenu interne au groupe. Recevoir et noter, juger, commenter, se jauger. « Koh-Lanta », où les valeurs collectives sont d’abord affichées avant de céder à l’individualisme, puis la télé-réalité culinaire avaient donné le la. Voir notamment « Un dîner presque parfait », inauguré en 2006 sur M6. « Vous invitez des amis chez vous, résume François Jost, vous vous cassez la tête pour qu’ils mangent bien et passent une bonne soirée, et on vous note la salade 2/10 parce que la vinaigrette est ratée et l’ambiance pas marrante ! Jusqu’à présent, on n’avait pas l’impression, en préparant un repas pour des copains, qu’on était en compétition avec d’autres, qui feraient mieux la cuisine que vous, et que tout le monde jugerait tout le monde ! Cette évolution était sans doute en germe dans la première époque de la télé-réalité, parce que ses “confessionnaux” n’avaient rien d’un confessionnal. On y balançait et dénigrait les autres candidats, c’était un lieu de critiques, de dénonciations, si ce n’est de délation. Mais ces germes se sont développés dans toute la télé-réalité d’aujourd’hui. »
C’est même devenu le but de ces programmes, comme en témoigne « Bienvenue chez nous ». C’est ce qui est maintenant effarant dans cette télé-compétition : le juge n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur ! Jusqu’à investir la sphère intime, celle de la relation mère/enfant et de l’éducation, par exemple, avec « Une maman formidable », ou « Quatre Mariages pour une lune de miel », propice à la jalousie crasse, qui met en scène une mariée notée par trois autres « mariées-juges » (pour gagner « un voyage de rêve » ), notant la décoration de la réception, le repas, l’ambiance et la robe de la promise. Sphère intime ou pas, passant par la cuisine ou le manuel du parfait Robinson, ces programmes obéissent aux mêmes ressorts : l’évaluation, la productivité, des obligations de résultat, le jugement, l’élimination. De fait, tout se passe comme si la télé-réalité s’inspirait du monde de l’entreprise, où le groupe devient une machine à tuer, où la violence des rapports sociaux s’exprime sans complexes. Le dénigrement dans « Bienvenue chez nous », « Secret Story » ou, pire encore, la séance du « Conseil » dans « Koh Lanta », où l’élimination par le groupe est cruellement scénarisée (on peut même parler de violence inouïe), en sont des exemples criants.
Caricaturale, grossie, « cette dramaturgie est mise au point pour correspondre à ce que connaît le téléspectateur : sa solitude dans un monde potentiellement hostile. Et, pour ce téléspectateur, c’est un entraînement à la lutte à laquelle il doit répondre », estime Christophe Dejours, psychiatre et spécialiste de la psychodynamique du travail, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). On n’en est pas à la souffrance au travail ; elle est même effacée (surtout du côté de la télé-réalité culinaire). Mais de là à y voir une métaphore du libéralisme ou la promotion d’une idéologie, il n’y a qu’un pas. Surtout quand la télé-réalité rejoint le monde réel : après son élimination de « Koh-Lanta », la candidate Babeth a appris qu’elle était licenciée par son employeur pour abandon de poste, alors qu’elle avait pris un congé sabbatique. « Assurément, dit Christophe Dejours, il existe une tendance à diffuser un certain nombre d’idées sous la forme de stéréotypes puissants. Le néolibéralisme nous est présenté comme un système. C’est aussi une morale construite et structurée, suivant un darwinisme social, avec sa sélection naturelle, collant au discours, datant de Margaret Thatcher qui dit : la société n’existe pas, il n’y a que des individus. Les seuls méritants sont les entrepreneurs. D’où l’exaltation de la performance individuelle. La coopération dissimule la responsabilité. C’est une bataille en règle contre le vivre-ensemble, l’entraide, le collectif. » N’est-on pas là dans la télé-réalité ? Quasi !
Pour François Jost, « s’il est vrai qu’il y a dans ces programmes une logique qui ressemble aux entretiens d’embauche (“Je te prends parce que tu es bon”), on peut aussi parler de culte de la performance. Parce que faire un taboulé en cinq minutes au lieu de dix, on ne voit guère l’intérêt ! En dernière instance, il y a assurément un lien avec l’esprit néolibéral, mais plus généralement un lien avec le fait de tout juger, tout le temps, comme sur les réseaux sociaux, où tout est contaminé par le commentaire ou la note, comme sur Tripadvisor. Avant, c’était réservé aux professionnels ; maintenant, tout le monde est juge et jugé ». Assumé, cet esprit de compétition ? Pas vraiment si l’on observe que les concepteurs s’efforcent de mettre en avant l’idée de « jeu ». C’était encore le cas après le récent drame de « Dropped », où les producteurs n’ont parlé que de « jeu d’aventure ». Et c’est exactement ce que fait Denis Brogniart avec « Koh-Lanta » : « C’est un jeu et pas de la télé-réalité », affirme-t-il. C’est toute la force de la télé-réalité : elle peut se vendre de différentes façons. Avec différentes lectures.