Santé au travail : « Je crois à la résistance collective »
Codirectrice d’un ouvrage sur les risques professionnels, Annie Thébaud-Mony détaille les dangers des nouvelles organisations du travail et formule des propositions pour mieux protéger les salariés.
dans l’hebdo N° 1354 Acheter ce numéro
Conçue comme un ouvrage pratique, la nouvelle édition des Risques du travail, qui rassemble les contributions d’une centaine d’auteurs, offre un panorama complet des profondes mutations des organisations et des risques de santé au travail. Le livre recouvre le champ de la sociologie, de l’ergonomie, de la médecine et du droit du travail, de l’épidémiologie et de la toxicologie. On y découvre des observations de terrain faites par les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et les syndicats.
Quels sont les nouveaux risques depuis la publication, en 1985, de la première édition des Risques du travail ?
Annie Thébaud-Mony : Nous distinguons plusieurs grandes catégories de risques du travail. Les plus souvent mentionnés dans les médias sont les troubles musculo-squelettiques, ce que l’on appelle dans d’autres pays les « lésions pour efforts répétitifs sous forte contrainte de temps ». Il y a aussi les atteintes connues sous le nom de « risques psychosociaux ». Elles se traduisent par des altérations de la santé physique et psychique très variées, allant de maladies cardiovasculaires à de multiples formes de troubles psychiques, qui peuvent aller jusqu’au suicide. Il y a enfin les risques toxiques, qui provoquent des cancers et des altérations à la reproduction, tant pour les hommes que pour les femmes. Ces risques et leurs conséquences sont invisibles parce que leurs effets sont différés, mais aussi parce que l’exposition concerne des travailleurs souvent précaires, intervenant en sous-traitance, ce qui permet au donneur d’ordre de se dédouaner de toute responsabilité. Ces travailleurs sont souvent mal considérés, fragilisés, sans organisations syndicales ni CHSCT. Même s’il est très difficile de lier leur pathologie et leur activité, nous mettons l’accent dans ce livre sur les marges de manœuvre des travailleurs, sur les actions possibles par les CHSCT et les stratégies de prévention de ces dangers.
Quelles sont les logiques d’organisation du travail qui accentuent les risques pour la santé du salarié ?
Le recours à l’intérim ou à des contrats courts fait que les travailleurs interviennent dans des lieux inconnus, acceptent des conditions de travail qu’un permanent refuserait. L’intensification du travail accroît les risques. Le passage aux 35 heures a certes réduit le temps de travail, mais il s’est accompagné d’une flexibilisation accrue. Ainsi, l’annualisation du temps de travail concentre souvent celui-ci sur des semaines de plus de 60 heures et consiste à fixer des objectifs toujours plus ambitieux , mais avec toujours moins de personnel. Les gains de productivité se font généralement au prix de l’intensification du travail. Celui-ci s’organise autour de la « gestion par projet », de la « logique par objectif », de la « line production » et du « zéro stock, zéro temps mort ». À cette obligation de résultat s’ajoutent des procédures de qualité souvent impossibles à respecter, qui reportent la responsabilité sur le travailleur. Il s’est mis en place une comptabilité perverse des défauts, alors que le travail réel est fait d’aléas. Affirmer qu’il y aura « zéro défaut », c’est forcément mettre celui qui effectue le travail en difficulté.
Comment les travailleurs peuvent-ils dénoncer des situations dangereuses ?
Le CHSCT joue un rôle important, mais il est désormais menacé par la loi Macron et celle réformant le dialogue social. C’est pourtant un outil primordial qui permet de s’appuyer sur une synergie entre les connaissances acquises par les salariés et les savoirs issus d’une expertise extérieure. Il peut imposer une modification des conditions de travail ou obliger une direction à renoncer à leur mise en place. Dans une situation jugée dangereuse, le travailleur peut faire jouer son droit de retrait et en informer le CHSCT, lequel peut utiliser un droit d’alerte. Et le recours à l’inspection du travail ou à la justice donne la possibilité d’exiger en référé l’interruption de chantiers dangereux. Il reste pourtant difficile, en particulier pour les salariés de l’intérim et de la sous-traitance, de conduire des stratégies de résistance sur le lieu de travail sans être épaulés de l’extérieur. De nombreuses situations évoquées dans le livre explicitent l’usage que l’on peut faire de la médecine du travail, de l’inspection du travail ou de la justice. Quand des travailleurs s’en saisissent et que des syndicalistes se mobilisent, des formes d’organisation du travail considérées comme dangereuses peuvent être modifiées, voire purement et simplement remises en cause.
Avez-vous identifié des solutions améliorant la santé au travail ?
Quand on recrée des formes de solidarité, on peut faire avancer les choses. Je pense à des mobilisations combinant travail et environnement : souvent, les atteintes à la santé dans le travail peuvent être considérées comme une anticipation des atteintes à la santé liées à l’environnement. Je crois vraiment à la résistance collective. En ce moment, elle n’est pas facile parce que les stratégies patronales ont fait que le code du travail est détricoté depuis trente ans. Mais il y a une visibilité plus grande des luttes, et je crois qu’il faut s’appuyer là-dessus. De ce point de vue, le livre donne de nombreux exemples concrets d’action syndicale, mais aussi, et surtout, d’actions concertées des CHSCT et de professionnels tels que les chercheurs, les médecins, les inspecteurs du travail, les avocats, et ce pour la prise en compte des atteintes à la santé dans le textile, la métallurgie, l’agriculture, la fonction publique, en France, mais aussi ailleurs en Europe ou sur d’autres continents. Notre objectif, en rassemblant de tels exemples, est de faire de ce livre un outil critique et pratique. Ne pas perdre sa vie à la gagner est plus que jamais un enjeu de lutte collective.