Sélection Cannes 2015 : La mère, l’amour, la terre
De l’Arménie à vocation universelle de Robert Guédiguian au Portugal ancestral filmé par João Pedro Plácido, suite de notre « Journal de Cannes ».
dans l’hebdo N° 1355 Acheter ce numéro
Une histoire de fou,
de Robert Guédiguian
Séance spéciale Qu’est-ce que l’Arménie de Robert Guédiguian ? Précisons la question : l’Arménie non pas vue par le cinéaste – ce qui était l’objet d’un précédent film, le Voyage en Arménie (2006) –, mais l’Arménie qu’il porte en lui. Sa part arménienne intime – celle qui le fait héritier d’un « peuple génocidé », rappelle-t-il toujours, tandis que par sa mère, allemande, il est lié à une nation génocidaire. Une histoire de fou apporte une double réponse à cette question. La première tient tout simplement dans l’existence même de ce film : l’arménité du cinéaste est source de création. Pendant longtemps, Robert Guédiguian ignorait (ou feignait d’ignorer) celle-ci, qui par conséquent ne transparaissait pas dans son cinéma. Aujourd’hui, c’est le deuxième film qu’il signe en s’appuyant sur cette identité. La seconde réponse porte précisément sur la manière de vivre son arménité, de la revendiquer. Au vu de l’œuvre du cinéaste, on ne sera pas étonné qu’ Une histoire de fou en propose une vision ouverte. Et cette vision ne pouvait pas être plus claire qu’exposée à partir de circonstances critiques. D’où le choix de situer Une histoire de fou à deux périodes clés durant lesquelles des Arméniens ont commis des attentats afin de faire connaître et reconnaître le génocide subi par leur peuple en 1915. Première période : 1921, à Berlin, où Soghomon Tehlirian (Robinson Stévenin) tue d’une balle dans la nuque l’un des responsables du génocide, le Turc Talaat Pacha. Le film commence, dans un beau noir et blanc, sur la vision d’un échiquier géant, où une partie grandeur nature se déroule. D’emblée, l’idée d’une confrontation est indiquée, mais peut-être plus encore, puisqu’il s’agit d’échecs, celle du choix d’une stratégie aux enjeux déterminants. Pour cette courte période berlinoise, Robert Guédiguian a fait le pari du « film de tribunal ». Il pose ainsi les fondations, livre des informations nécessaires pour appréhender la suite. Guédiguian ne méprise pas le didactisme, pourtant mal vu, quand tant de cinéastes ne voient pas de problème à imposer autoritairement des émotions. Avec son allemand d’Arménien, Tehlirian, lors de son procès, justifie son meurtre – qui a suscité en lui « un contentement du cœur » – par les massacres que les siens ont subis. La fiction charrie des questions cruciales sur la responsabilité d’un homme et sur sa culpabilité. La décision très surprenante du tribunal allemand, constitué d’un jury populaire – « non coupable ! » –, fait non seulement de Soghomon Tehlirian un héros à jamais de la cause arménienne, mais elle témoigne d’une capacité à sortir du seul cas individuel de l’accusé – ce qui est pourtant consubstantiel au droit pénal – pour se situer sur un plan plus large, en résonance avec la direction prise par le film. La seconde période, la plus longue (et en couleur), se déroule au début des années 1980. Elle débute à Marseille, où le jeune Aram (Syrus Shahidi) se désole que la génération de son père (Simon Abkarian) ait abandonné la lutte armée. Il participe à un attentat à Paris visant l’ambassadeur turc, mais un jeune Français, Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet), est grièvement blessé par l’explosion de la bombe. Pour Aram, cet événement imprévu l’entraîne dans une fuite en avant. Il se retrouve au Liban, alors plaque tournante de toutes les minorités ayant les armes à la main. À Beyrouth, Robert Guédiguian, en dehors de ses terres marseillaises, reste concentré sur son histoire. Pas de belles images de cette ville pourtant cinégénique – à peine un plan large où la cité s’étend à l’arrière-plan. Ce que le cinéaste capte, ce sont des atmosphères. Notamment celle, fiévreuse et folle, où baigne l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie, l’Asala, qui pratique un terrorisme inflationniste en vue de faire reconnaître le génocide. Quelle est la limite de la légitimité d’une lutte menée au nom d’une cause juste, quand celle-ci tue aveuglément ? Cette interrogation croise celle que posaient déjà les jeunes résistants d’un autre film de Guédiguian, l’Armée du crime. Mais elle est presque trop évidente pour être la plus passionnante. En réalité, c’est ce qui se joue à Marseille, entre la mère d’Aram, Anouch (Ariane Ascaride), et Gilles qui donne à Une histoire de fou une dimension exceptionnelle. Anouch est persuadée qu’elle doit aller vers le jeune homme que son fils a rendu impotent, amer et malheureux de vivre. Mais, ce qui est admirable chez cette mère, c’est que son acte, qui n’avait au départ qu’une seule motivation – sauver son fils –, va s’élargir. Face à Gilles, Anouch dépasse toutes les logiques d’appartenance première, primaire. La mère, dans le cinéma de Robert Guédiguian, a toujours été une figure essentielle. Mais elle prend ici un tour inédit, renvoyant à la fois à l’image de la « bonne mère », c’est-à-dire une mère qui se partage, et à celle de la mère patrie. Au-delà de son fils et d’elle-même, grâce à l’amour dont elle est capable, Anouch entraîne Gilles hors de son malheur. Elle le fait ainsi cheminer vers la cause arménienne, qui lui vaut pourtant d’être handicapé, pour en devenir le « meilleur ambassadeur », comme le lui dira plus tard Aram. Ensemble, Anouch et Gilles sortent d’eux-mêmes, se libèrent de leurs égoïsmes. Voilà l’Arménie que porte Robert Guédiguian : à vocation universelle, elle s’oppose aux communautarismes. Quant au duo que forment Ariane Ascaride et Grégoire Leprince-Ringuet, dont les personnages oscillent entre douleur et complicité, il est absolument déchirant.
Volta a terra,
de João Pedro Plácido
Acid Qui voudrait vivre dans la campagne perdue en haut des monts du nord du Portugal ? Pas grand monde. Dans le village d’Uz, beaucoup sont déjà partis. Des panneaux « à vendre » ( « vendo » ) sont accrochés sur les murs des maisons. Il ne reste plus que quelques irréductibles, une poignée de familles, avec les anciens et les jeunes, qui s’obstinent à travailler dans ce lieu où ils sont nés et à y élever des animaux. En particulier des vaches magnifiques, mais pas toujours faciles à faire avancer dans les passages pentus et parfois glissants. Au mois d’août, les habitants organisent des fêtes traditionnelles où ils manient les outils du passé. Mais, le reste de l’année, ils ne paraissent pas beaucoup plus modernisés – on y fauche encore dans certains endroits à la faux. La région est pauvre, chaque tête de bétail est un bien précieux, et on compte sur un nombre minimum de mises à bas dans l’année. Tandis que la télévision diffuse le discours d’un homme politique portugais évoquant la troïka et un « plan de sauvetage » du pays. Une réalité si lointaine, si hors-champ… João Pedro Plácido, dont c’est ici le premier long métrage, filme un territoire magnifique qui, avec ses murets de pierres, rappelle la Galice espagnole, mais isolé de tout. « Hors de l’histoire », comme dirait l’autre. Que signifie avoir 20 ans dans une telle contrée ? On fait ainsi plus particulièrement connaissance avec Daniel, un garçon sortant à peine de l’enfance, un peu rêveur, qui n’a pas d’autre destinée que de faire le même métier que ses aïeuls : paysan. Mais le jeune homme envisage aussi d’avoir une vie sentimentale et de se marier. Au long de ce film qui se déroule sur une année, la communauté vit au rythme des saisons – l’hiver y est la saison la plus difficile mais la plus belle à l’écran – et des rites de la vie quotidienne, notamment religieux. Volta a terra raconte aussi le début d’une idylle. Pendant les fêtes estivales, Daniel fait la connaissance d’une jeune fille. Alors, le film prend presque des allures de bluette. On assiste à un flirt, comme dans une comédie romantique. Sauf qu’il ne suffit pas à Daniel de séduire la belle. Car l’existence qu’il promet est celle de son village. Contrairement à d’autres, il ne songe pas à le quitter. Mais une fille d’aujourd’hui n’a-t-elle pas d’autres perspectives que de vivre en lieu clos ? Partir, rester… Volta a terra témoigne du présent d’une mondialisation qui crée ses zones désertiques, ses points aveugles, où ceux qui continuent à y vivre deviennent des résistants à l’air du temps ou des zombies (le mot est à la mode), dont les modes de vie attireront bientôt les anthropologues. Il est vrai qu’il n’y a pas loin d’une démarche à la Jean Rouch dans ce film. La preuve, outre son attention précise portée aux habitants : sa faculté à en trouver la dimension poétique.