Sétif : encore un effort !
La France tarde à reconnaître pleinement les massacres de 1945 à Sétif, Guelma et Kheratta, prélude à la guerre d’Algérie.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
Le 19 avril, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, Jean-Marc Todeschini, déposait une gerbe à Sétif devant le monument dédié à Saal Bouzid. Ce jeune scout algérien, tué pour avoir brandi le 8 mai 1945, lors d’une célébration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, un drapeau algérien, est considéré comme le premier martyr de la lutte pour mettre fin à la colonisation française. Suivront plusieurs jours d’émeutes puis de féroces répressions contre la population « indigène ». Salué avec emphase par une bonne partie de la presse française, qualifié par le ministre lui-même de « fort et symbolique », ce geste pour le 70e anniversaire des événements apparaît pourtant bien timide. Pour s’en convaincre, on lira son message dans le livre d’or du musée de la ville : « En me rendant à Sétif, je dis la reconnaissance par la France des souffrances endurées et rends hommage aux victimes algériennes et françaises de Sétif, de Guelma et de Kheratta. » Timide car, en de précédentes occasions, les représentants français avaient été plus loin : en 2005, l’ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, évoquait une « tragédie inexcusable » et, en 2008, son successeur soulignait « la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » … François Hollande lui-même, lors de son premier voyage officiel en Algérie, en décembre 2012, avait dénoncé devant le Parlement algérien le fait que ce « jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles » …
Pour mémoire, le général de Gaulle avait promis dans son discours de Brazzaville, en 1944, un assouplissement du régime colonial dans les possessions françaises une fois le conflit mondial terminé. Espoir déçu dès le 8 mai 1945, donc. À Sétif, les forces de l’ordre tirent, tuant plusieurs manifestants algériens. La révolte embrase alors la petite ville, les « indigènes » tuent plusieurs dizaines de pieds-noirs. Paris (et Alger) envoient l’armée rétablir l’ordre. Avec des méthodes de guerre. La marine pilonne les villages côtiers ; l’armée de l’air mitraille, bombarde les douars reculés. Et la troupe – largement composée de tirailleurs coloniaux – ratisse, des semaines durant, hameaux et mechtas isolés. Un massacre aveugle, sans aucun doute préparé, planifié. Le pire fut le rôle sanguinaire de milices de colons locaux organisées par l’administration coloniale locale pour épauler ses policiers, en particulier à Guelma et à Kheratta, avec l’assassinat de familles entières, jusqu’à la fin juin. Six semaines de violences inouïes qui firent entre 25 000 et 35 000 morts. Le général Duval, l’un des principaux organisateurs de la répression, mit d’ailleurs en garde les autorités coloniales : « Si la France ne fait rien avant dix ans, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. » L’insurrection algérienne débutera le 1er novembre 1954…
On eût donc espéré, pour ce 70e anniversaire, un engagement mémoriel du gouvernement français – qui plus est « de gauche ». Or à Sétif, le mois dernier, Jean-Marc Todeschini n’a exprimé aucune reconnaissance d’un quelconque « crime d’État ». Alors que la plupart des commentateurs ont salué un « pas » effectué par la France, il s’est plutôt agi d’ « un pas de côté », selon Olivier Le Cour Grandmaison [^2], puisque « ni le crime ni ses responsables ne sont nommés ». Spécialiste du colonialisme français, l’historien est l’un des fondateurs du collectif L’Autre 8 mai 1945, qui œuvre à la reconnaissance des massacres de Sétif, de Guelma et de Kheratta, mais aussi à l’ouverture plus large des archives et à la création d’un lieu de mémoire qui soulignerait « le caractère hautement symbolique de la date ». Car, souligne-t-il, « ce jour montre combien, quelles que soient les revendications des “indigènes”, l’État colonial ne tolérait aucune contestation, aussi pacifique fût-elle au départ. Et donc, qu’en dehors de l’action violente, point de salut pour les Algériens ! » Or, l’extrême droite française mène, elle, une bataille mémorielle (et électoraliste du côté du vote pied-noir) visant notamment à réhabiliter l’OAS. À Béziers, le maire Robert Ménard (Rassemblement Bleu marine) vient en effet de débaptiser une place du 19-Mars 1962. Il est donc temps que la gauche s’empare du sujet. C’est ce qu’a fait Danielle Simonnet, unique élue du Parti de gauche au Conseil de Paris, en parvenant à faire voter à l’unanimité, avec le soutien de l’exécutif de la Ville, un vœu en faveur de la reconnaissance de ces massacres par les plus hautes autorités de la République. Car, pour l’élue, « il s’agit […] d’éviter les ressentis amers vis-à-vis du passé, et donc les tentations de replis communautaires, identitaires et religieux ». Un enjeu des plus actuels.
N. B. : Le collectif L’Autre 8 mai 1945 appelle à un rassemblement le 8 mai à 15 h sur le parvis de l’Hôtel-de-Ville, à Paris. D’autres sont organisés devant les mairies de nombreuses villes de France.
[^2]: Dernier ouvrage paru : l’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014.