Déshabillez-vous !

Spectacle en forme de mini-village thalasso-forain, Dévêtu(e), de la compagnie Thé à la rue, interroge notre rapport au corps. Une expérience troublante.

Anaïs Heluin  • 24 juin 2015 abonné·es
Déshabillez-vous !
Dévêtu(e) , de Thé à la rue, les 13 et 14 juillet aux Entrelacés à Lassay-les-Châteaux (53) et les 24 et 25 juillet au festival Chalon dans la rue, Chalon-sur-Saône (71).
© Philippe Cibille

Avec son sobre chapiteau bleu et blanc, la compagnie Thé à la rue se donne, dans sa dernière création, un air pudique. Dans l’animation des festivals d’arts de rue, elle invite les spectateurs à une expérience intimiste au titre on ne peut plus explicite : Dévêtu(e). Ainsi, à Châlons-en-Champagne, au festival Furies, le discret village d’entre-sort était planté au milieu du jardin public le Grand-Jard, là où L’Illustre Famille Burattini a déployé son théâtre forain connu pour son humour gouailleur et où les amateurs d’acrobaties et d’absurde ont pu apprécier la performance de Marcel et ses drôles de femmes.

Avec un univers à mi-chemin entre centre de thalassothérapie et fête foraine, Thé à la rue se place en retrait de la dynamique festivalière pour interroger notre rapport au corps, à la nudité qui se déploie partout sauf dans l’espace public. Le titre aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. C’est ce qu’on se dit lorsque, d’un petit discours ponctué du mot « bienveillance », un comédien nous invite à pénétrer sous le chapiteau. Tout sourire, avec un faux air de gentil organisateur, il nous explique ce qui va suivre. Nous prie de nous mettre à l’aise, d’échanger en cabine nos vêtements contre des peignoirs alignés sur des rangées de cintres. Rires, début de gêne. Méfiance, aussi, chez les plus réticents aux formes participatives, trop souvent prétextes en théâtre de rue à de vagues réflexions sur le vivre-ensemble.

Plaisanterie ou invitation sérieuse ? ** À chacun de voir. Au lieu de perches, la compagnie Thé à la rue tend un réseau de possibles dont chacun se saisit comme il veut. Ou comme il peut. En sortant du hall à déshabillage, les membres du public – jamais plus de 150 personnes, pour éviter l’effet « usine à touristes » – s’évaluent. Certains ont osé la tenue d’Adam sous le peignoir, d’autres ont simplement enfilé la tenue imposée par-dessus leurs vêtements. Le peignoir aurait pu renforcer l’homogénéité du public ; elle révèle la pudeur de chaque personne, son goût pour le jeu. Plus les spectateurs-acteurs vont explorer le mini-village et la dizaine de propositions artistiques qui y sont proposées, plus ces différences vont s’accentuer. Dans Dévêtu(e), on se promène librement. Régulièrement, des comédiens lancent une invitation à des « expériences collectives ». En petits groupes, on se retrouve alors assis sur le sol à regarder deux danseurs nus qui évoluent parmi le public, à écouter le monologue d’un macchabée tout aussi nu ou à regarder dans les yeux un spectateur, guidé par les « bienveillantes » injonctions d’un comédien à imaginer l’existence de cet inconnu. Le tout tient sur un fil – de peignoir.

Grâce à la diversité et à l’intelligence des paroles qui lient entre elles les différentes propositions artistiques, la compagnie Thé à la rue évite le pur divertissement forain et le délassement thalassothérapeutique. Elle s’en nourrit pour questionner avec subtilité l’éloignement du corps dans des représentations variées – Debord n’est pas loin – et les rôles possibles du théâtre contre ce phénomène. Des cabines individuelles complètent le parcours des spectateurs, où le numérique tient une place centrale. Facteur de transformation des rapports humains, il est ici utilisé comme outil de reprise de contact avec l’intime. Une cabine photographique d’un genre spécial associe notre figure à quatre morphologies différentes. Une autre nous met face à notre image qui évolue lentement, se couvrant de rides et autres marques du temps. Une « boîte à mains » nous mène à la rencontre d’un autre spectateur… Si la représentation du corps est au centre de Dévêtu(e), peut-on encore parler de représentation au sens théâtral du terme ? Jamais formulée, la question traverse le village « thalasso-forain » et lui donne ce qu’il faut de consistance, sans jamais plomber ses habitants temporaires.

Théâtre
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