Enzo Traverso : « Un déplacement vers la droite »
L’historien Enzo Traverso fustige la prétention des intellectuels médiatiques à fixer un « horizon normatif du débat public ».
dans l’hebdo N° 1357 Acheter ce numéro
Observant l’évolution des figures intellectuelles en France depuis de nombreuses années, Enzo Traverso constate la proximité des prises de position de certains qui se déclarent de gauche avec celles des conservateurs. Mais, avant tout, il conteste le titre même d’intellectuel, en son sens historique, à nos « réacs de gauche », dont « l’œuvre » relève davantage de fabrications médiatiques que d’ouvrages aussi éphémères que peu débattus par les chercheurs.
Vous avez dépeint la trajectoire des intellectuels au cours du XXe siècle comme celle d’éternels « outsiders ». N’est-ce pas une définition révolue, puisque vous considérez vous-même le terme d’intellectuel comme « galvaudé [^2] » ?
Enzo Traverso : La figure de l’intellectuel connaît plusieurs définitions possibles, mais c’est d’abord celui qui intervient dans la cité, concerné, et prenant position sur ses problèmes sociaux et politiques. Un chercheur qui s’enferme dans son laboratoire et limite ses interventions à son champ d’investigation n’est pas un intellectuel tel qu’on l’entend – surtout en Europe – et qui est né essentiellement avec l’affaire Dreyfus. Si j’ai dit que le terme est galvaudé, c’est d’abord parce que nous vivons dans une société très différente de celle du début du XXe siècle ou de l’après-guerre, où la prise de parole était alors le monopole d’une petite minorité. Mais, d’un autre côté, il n’y a plus de figure emblématique telle que Sartre ou Bourdieu, au sens où ceux-ci incarnaient une conscience partagée. Nous avons aujourd’hui des figures qui, assez vainement, revendiquent ce rôle d’intellectuel mais qui sont en fait des fabrications médiatiques, dont l’archétype est Bernard-Henri Lévy : je n’ai en effet jamais entendu parler de séminaires consacrés à son œuvre ! L’intellectuel a été remplacé par des figures qui ont la prétention de fixer un horizon presque normatif du débat public, et qui sont là parce qu’il y a une industrie culturelle qui leur attribue cette fonction. Ainsi, l’importance d’un auteur tient moins à son œuvre qu’à la lumière projetée sur lui par les médias. De ce point de vue, on peut facilement citer les cas d’Alain Finkielkraut, de Caroline Fourest ou même de Michel Onfray. Mais, si je définis l’intellectuel comme un outsider, c’est parce que, historiquement, il est celui qui remet en cause le pouvoir, dénonce l’oppression, les injustices sociales, et joue un rôle de contre-pouvoir. Ceux que je viens de citer entrent difficilement dans cette catégorie !
L’intellectuel est-il forcément de gauche ?
Tout dépend évidemment de la définition qu’on en retient. Si l’on adopte celle de Gramsci d’un intellectuel « organique », c’est-à-dire développant la pensée d’une certaine classe sociale, je n’ai pas de problème à classer Ernst Jünger comme un intellectuel fascisant. Ou, plus proche de nous, Alain Finkielkraut comme un intellectuel conservateur – ce qu’avec un minimum d’honnêteté, il devrait reconnaître lui-même ! Même si l’on ne peut nier qu’un certain nombre d’idées fructueuses proviennent de la droite aussi. Toutefois, je le répète, l’intellectuel est historiquement quelqu’un qui rappelle les grands principes face au pouvoir, qui le questionne et le remet en cause. Or, le conservateur est celui qui défend le pouvoir, mais peut, en récusant traditionnellement la modernité, également critiquer l’ordre dominant de son point de vue. Or, au cours de ces dernières décennies, sans doute depuis Foucault et son « intellectuel spécifique » – qui se différencie du modèle des dreyfusards et doit, dans notre société complexe, apporter des compétences propres et précises –, on a voulu faire de l’intellectuel un expert et évacuer la dimension politique de ses prises de position. Le cas d’école, en la matière, est celui des économistes, qui assument, en tant qu’experts, la société de marché comme une sorte de dogme incontestable, préalable à toute discussion sur les politiques économiques. Aussi, je crois qu’il est temps de redécouvrir l’intellectuel au sens classique du terme, contre cette imposture qui nous est proposée – ou imposée – aujourd’hui. Ce qui ne signifie pas toutefois renouer avec la posture ou singer l’intellectuel organique d’antan.
Que traduit, selon vous, la grande influence de ces pseudo-intellectuels médiatiques et réactionnaires, qui se présentent pourtant comme de gauche ?
Je crois qu’ils sont d’abord le symptôme de l’air du temps. Il faut bien que quelqu’un incarne ce déplacement culturel dans le monde occidental vers la droite, car c’est bien cela qui s’est produit historiquement, en gros, depuis la chute du mur de Berlin. Il n’est donc pas étonnant qu’avec la disparition du communisme et la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme, prenne forme une intelligentsia, même si elle se décline parfois de manière différente selon les pays, et avec une certaine hétérogénéité, qui exprime ce déplacement vers la droite. Aussi, les intellectuels qui pensent contre n’ont évidemment pas la même visibilité. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Et lorsqu’il y a des phénomènes qui produisent des basculements, ils deviennent visibles. Je pense à l’Espagne, mais aussi à la Grèce ou à une grande partie de l’Amérique latine.
Avez-vous l’impression que, depuis le 11 janvier, les « réacs de gauche » ont encore haussé le ton ?
Il me semble que certaines tendances, qui étaient préexistantes, se sont accentuées : le tournant néoconservateur, le glissement culturel vers la droite que j’évoquais, s’est encore amplifié, avec un courant islamophobe. Toutefois, je ne crois pas que cet événement ait été la cause de la naissance d’un nouveau courant intellectuel : ce sont toujours les mêmes qui s’expriment dans le même sens. Ce qui me paraît inquiétant, c’est que l’idée de plus en plus répandue d’un islamisme radical à combattre, ou à anéantir, telle une menace totalitaire, a permis l’adoption de lois spéciales, sans occasionner beaucoup de réactions à leur encontre. Cela indique que ce discours néoconservateur a une prise croissante dans l’opinion publique. Et même au sein de certains pans importants de la gauche. Or, sans minorer ou sous-estimer la menace et la violence que l’on a vues à l’œuvre en janvier à Paris, ce discours refoule la question des racines de ce phénomène dans la société française. Il ne s’agit plus de se demander comment on fabrique des Coulibaly ou les frères Kouachi, mais comment on élimine cette menace qui met en danger la République. Ce discours, en effet, depuis le 11 janvier, est bien plus fort qu’avant.
[^2]: Cf. Où sont passés les intellectuels ?, éd. Textuel, 2013.