Éric Toussaint : « La négociation grecque : un enjeu pour toute l’Europe »
Les créanciers veulent imposer au pays des conditions inacceptables, lourdes de conséquences sociales, estime l’économiste Éric Toussaint. Or, un audit démontre que la dette est majoritairement illégitime.
dans l’hebdo N° 1356 Acheter ce numéro
Les créanciers de la Grèce veulent imposer au gouvernement d’Alexis Tsipras des contraintes plus fortes encore qu’aux précédents gouvernements, explique Éric Toussaint. L’économiste, membre du conseil scientifique d’Attac, coordonne les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette grecque mise en place par la présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou.
Considérez-vous la négociation avec les créanciers de la Grèce comme un enjeu politique et économique européen ?
Éric Toussaint : Il s’agit d’un enjeu politique de toute première importance. Y a-t-il ou non la possibilité pour un peuple de faire entendre sa volonté à travers les urnes afin de rejeter l’austérité ? L’exercice de la démocratie est-il compatible avec la volonté des institutions de l’Union européenne ? La réponse à ces questions aura une grande répercussion pour toute l’Europe. Depuis plusieurs mois, le report des versements de l’aide à la Grèce vise à asphyxier l’économie et le système financier grecs afin de faire plier le gouvernement. De toute évidence, la Banque centrale européenne (BCE), le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne et les gouvernements des principaux pays de la zone euro font tout pour convaincre le gouvernement d’Alexis Tsipras de renoncer au mandat que lui a donné le peuple le 25 janvier. Tsipras et le ministre de l’Économie, Yanis Varoufakis, ont fait d’importantes concessions, notamment sur la poursuite de certaines privatisations et le paiement de la dette rubis sur l’ongle. Malgré cela, les créanciers veulent aller beaucoup plus loin.
Quelles sont les conditions posées par le groupe de Bruxelles ?
Les créanciers veulent que d’ici à trois ans toutes les retraites soient diminuées mensuellement de 130 euros. Elles ont déjà été réduites de 40 %, ce qui a pour conséquence que 45 % des retraités grecs perçoivent une pension inférieure à 660 euros, c’est-à-dire en dessous du seuil de pauvreté. De son côté, le gouvernement s’est engagé à rendre aux retraités percevant une somme inférieure à 700 euros (soit 67 % d’entre eux) une petite partie de ce que la troïka [^2] leur a pris pour rembourser la dette. Les créanciers veulent que le gouvernement aille plus loin que ses prédécesseurs dans la précarisation du marché du travail, alors qu’il a commencé lentement à revenir sur certaines mesures prises par les gouvernements précédents. Et, bien que Tsipras ait déjà concédé la poursuite de la privatisation du port du Pirée, les créanciers veulent qu’il recule plus encore, même si plusieurs de ses ministres s’y opposent. Enfin, les créanciers ne veulent pas annuler une partie substantielle de la dette. Tout au plus, si le gouvernement Tsipras capitulait, pourraient-ils accepter une nouvelle restructuration qui ne ferait que reporter les échéances et obligerait les autorités grecques à se plier de manière permanente à leurs exigences.
Le Parlement grec a mis en place une Commission pour la vérité sur la dette grecque. Où en sont les travaux ?
Cette commission, dont je coordonne les travaux, avance rapidement. Les dettes qui ont été accumulées avant 2010 sont largement illégitimes, voire illégales : contrats d’armements avec fraude et corruption à la clé, grands travaux pour les Jeux olympiques de 2004 entachés de surfacturation et de corruption, cadeaux fiscaux à une minorité de privilégiés, sauvetages bancaires, taux exagérés. Ce qui est particulièrement frappant, c’est à quel point les dettes contractées depuis 2010 sont viciées. Les mémorandums imposés par la troïka à partir de 2010, la restructuration de la dette de 2012 et le processus d’accumulation de la dette publique sont marqués manifestement d’irrégularité, d’illégitimité, d’illégalité et ont, selon toute vraisemblance, un caractère odieux. Les nouveaux créanciers, avec la complicité des gouvernements précédents, ont poussé la Grèce dans une situation d’impossibilité de remboursement. Les politiques économiques et sociales qu’ils ont imposées ont provoqué une chute de 25 % du produit intérieur brut, alors que la Grèce avait connu une croissance continue et soutenue jusqu’en 2008. En 2009, juste avant la crise, la croissance était tombée à zéro, mais il faut souligner que le PIB des autres pays de la zone euro était en baisse de 4 %. Les créanciers ont fait exploser le chômage, ils ont réduit la consommation privée et publique. La dette publique est passée de 110 % du PIB en 2009 à 185 % en 2014. La troïka a imposé les fameuses « conditionnalités », qui avaient en réalité deux vocations essentielles : d’abord, sauver les banques privées étrangères, à commencer par les établissements français et allemands, puis les banques grecques, alors qu’elles étaient largement responsables de la crise ; ensuite, imposer des politiques macroéconomiques néolibérales récessives et régressives. C’est-à-dire des privatisations, des licenciements, la réduction radicale des revenus, etc., impliquant des violations des droits économiques sociaux et culturels ainsi que des droits civils et politiques, précarisant et appauvrissant la population. Pour la seule année 2015, les créanciers réclament au pays 23 milliards d’euros. Plusieurs paiements ont déjà été réalisés et, depuis la signature des accords de février 2015, la Grèce s’approche d’une situation d’insoutenabilité financière.
L’effacement d’une partie de la dette grecque est-il envisageable ?
L’annulation ou, s’il n’y a pas d’accord, la répudiation unilatérale d’une grande partie de la dette est une condition nécessaire pour la Grèce. Mais cela vaut aussi pour d’autres pays. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut prendre d’autres mesures : socialiser les banques, taxer fortement le patrimoine et les revenus des 1 % les plus riches, réaliser une profonde réforme fiscale et porter des coups très forts contre la grande fraude, contrôler les mouvements de capitaux, renforcer les services publics, créer des emplois décents et utiles.
[^2]: La troïka rassemblait la Commission européenne, la BCE et le FMI, chargés de superviser la mise en place des mesures d’austérité par le gouvernement. Après les élections du 25 janvier, elle a été remplacée par le groupe de Bruxelles, qui réunit les représentants du gouvernement grec et les créanciers (BCE, FMI, Mécanisme européen de stabilité).
Voir aussi l’article de Michel Soudais et écouter l’intervention de Zoé Konstantopoulou au Forum européen des alternatives.