Fermes ou usines à viande ?
Alors que le procès en appel de neufs militants de la Confédération paysanne interpellés à la ferme des 1 000 vaches s’ouvre le 17 juin, le syndicat alerte sur la multiplication des élevages industriels.
dans l’hebdo N° 1357 Acheter ce numéro
Extension d’un élevage porcin à Vitry-le-François (51) : sa capacité a été portée à 15 600 animaux. Méga-serres à Brécey (50) : 25 hectares de cultures hors-sol chauffées, 9 000 tonnes de tomates produites par an. À Souraïde (64), un élevage hors-sol entretient 4 500 brebis laitières et 700 chèvres. Unité d’engraissement à Rullac-Saint-Cirq (12) : 120 000 agneaux nourris par an. À Pamproux (79), l’élevage abrite 1,2 million de volailles, établissement industriel dont les chaînes crachent annuellement 700 millions d’œufs… La Confédération paysanne a recensé une trentaine de ces usines en France, principalement dans l’élevage mais aussi dans la production de fruits et légumes.
Ainsi, l’emblématique ferme des 1 000 vaches, à Drucat, dans la Somme, qui a capté l’attention du pays depuis deux ans par son gigantisme, n’est pas la seule du genre en France. Le 12 septembre 2013, quelques dizaines de militants de la Confédération paysanne faisaient irruption sur le site encore en chantier pour démonter la salle de traite. Neuf d’entre eux ont été condamnés, jusqu’à cinq mois de prison avec sursis. Alors que l’appel interjeté sera examiné le 17 juin par le tribunal d’Amiens, le syndicat défendra une nouvelle fois le caractère politique de son action (voir tribune p. 12) : l’industrialisation de l’agriculture provoque la disparition des paysans, la précarisation du métier, la destruction de l’environnement et la dégradation de l’alimentation. « Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, a beau répéter que ces exploitations ne reflètent pas la réalité française et que les inquiétudes sont caricaturales, une tendance globale se dessine », constate Aurélie Trouvé, agronome et ex-coprésidente d’Attac [^2]. Jusqu’à récemment, le mouvement de concentration de l’agriculture, qui a considérablement réduit le nombre d’exploitations et de paysans (respectivement – 26 % et – 21 % entre 2000 et 2010), s’opérait surtout par absorption : le modèle familial restait majoritaire, les exploitants détenant les moyens de production (terre, outils) ainsi que la force de travail, avec un faible recours au salariat. « Cependant, même si on est loin des modèles états-uniens ou danois, on assiste à une capitalisation croissante et à l’émergence d’une agriculture de firmes gouvernées par des actionnaires classiques, constate Aurélie Trouvé. La concentration est telle qu’il faut au moins un million d’euros pour reprendre une exploitation laitière ! » Des groupements agricoles (Gaec) sont souvent sur les rangs pour des reprises hors cadre familial, mais aussi des investisseurs extérieurs, comme à la ferme des 1 000 vaches, montée par Michel Ramery, industriel du bâtiment. La Confédération paysanne a ainsi identifié des investisseurs plus ou moins proches du monde agricole : Sofiprotéol, Pampr’œuf, Cooperl, SVA Jean Rozé, Vivadour, Veolia, Greenery. Conséquence : les agriculteurs deviennent de plus en plus souvent des salariés, dans une proportion passée de 10 % en 1988 à 29 % en 2010, selon l’agronome Hubert Cochet [^3]. Un basculement synonyme de destruction d’emplois : dans la filière du lait, la concentration et la mécanisation divisent par trois le nombre d’emplois par litre produit.
Et les sociétés agricoles – un tiers des exploitations désormais –, si elles conservent souvent leur caractère familial, interviennent de plus en plus sur le marché du foncier. Soit pour 21,4 % des valeurs échangées en 2013, constate la Fédération nationale des Safer (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), qui s’inquiète d’un phénomène nouveau : l’apparition, parmi les acquéreurs, de sociétés étrangères, chinoises ou nord-européennes, ainsi que des fonds de pension désireux de créer des produits financiers adossés à des valeurs foncières [^4] ! « Or, le gouvernement facilite le mouvement, accuse Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. La loi Macron a relevé le seuil du nombre d’animaux pour les autorisations d’élevage, par ailleurs simplifiées au regard du droit de l’environnement. L’objectif premier de la politique agricole, c’est la massification de l’offre pour baisser les prix, être compétitif face à l’Allemagne et gagner des parts à l’exportation. Et une grande part des aides financières y est consacrée. La ferme des 1 000 vaches amorce un bouleversement considérable, que le gouvernement peut encore choisir de freiner. »
[^2]: Auteure de Le business est dans le pré, Fayard, 2015.
[^3]: Colloque Sfer, 12 et 13 février 2015.
[^4]: www.terre-net.fr, 28 mai 2015.