Grèce : Kos, l’autre porte de l’Europe

L’île proche des côtes turques est le Lampedusa grec. Chaque jour, des centaines de migrants y échouent. Correspondance d’Angélique Kourounis et de Thomas Jacobi.

Angelique Kourounis  et  Thomas Jacobi  • 10 juin 2015 abonné·es
Grèce : Kos, l’autre porte de l’Europe
© Photo : Dan Kitwood / Getty Images / AFP

Ils marchent en groupe sur le côté de la route, escortés de policiers et d’une jeep dans laquelle sont entassés tous les baluchons. Docilement, ils se dirigent vers le commissariat. Le soleil sèche leurs vêtements trempés. Cela fait à peine une heure que le Zodiac surchargé en provenance des côtes turques a accosté sur une plage perdue de l’île de Kos. Dès leur arrivée, avant même de se changer, ils ont déballé leurs téléphones portables, qu’ils avaient protégés de l’eau dans des sacs en plastique hermétiquement fermés avec du scotch. Pour l’eau, mais aussi parce que les passeurs les avaient prévenus « que les gardes-côtes pouvaient les repérer si les téléphones étaient ouverts ». En réalité, les passeurs voulaient avant tout les empêcher de filmer la pénible traversée, mais, une fois sur la terre ferme, tout ça est oublié.

Tous veulent maintenant prévenir les leurs, restés au pays ou en rade sur le port turc de Bodrum, juste en face. « On a réussi, on est en Europe ! Dieu soit loué ! » La famille est rassurée. On entend hurler de joie dans l’écouteur. Dans quelques heures, les proches des migrants vont devoir payer aux passeurs la somme correspondant à ce tronçon de route vers l’Europe du Nord, car tous, sans exception, veulent continuer plus loin : « N’importe où, là ou ma famille sera en sécurité », explique Hayder, la quarantaine. Professeur d’anglais et traducteur à Bagdad, il a fui avec sa femme et ses trois enfants. Impliqué dans des activités politiques et la protection des minorités, il s’est fait de farouches ennemis dans tout le pays. Obligé de changer trois fois de domicile avant de quitter l’Irak : « Ce n’était qu’une question de temps pour qu’ils aient ma peau. J’ai dû partir. » Depuis, il ne cesse de compter et recompter dans sa tête l’argent qu’il lui faut pour atteindre cette sécurité tant rêvée : 5 000 dollars par personne pour aller de Bagdad au premier pays qui l’accepte. Il mise sur l’Autriche, « c’est le plus proche ». L’extrême droite ne l’inquiète pas ? *« À côté des nôtres et des islamistes qui menacent, c’est des rigolos.

Au moins on n’aura pas peur qu’une bombe explose sur un marché ou sur la route de l’école. »* À Kos, il suffit de se promener dans les rues pour assister à des scènes ubuesques. Des touristes qui cherchent, guide à la main, « l’Arbre d’Hippocrate », une attraction réputée, pendant que des migrants font sécher des couches-culottes sur la promenade de l’île. Des bateaux pneumatiques échoués, souvent éventrés par les migrants eux-mêmes pour éviter tout refoulement, aux côtés des transats luxueux déployés sur les plages payantes. Deux mondes qui se côtoient sans se mélanger. Deux mondes qui ont des priorités différentes. Les uns veulent se reposer, les autres survivre. Les réfugiés ont payé 1 200 dollars pour la traversée Bodrum-Kos, à 50 dans un Zodiac bancal, les touristes 20 euros par personne dans un caïque confortable. Hayder, comme les autres, cherche un endroit pour dormir. La police a finalement amené son groupe directement au tristement célèbre Captain Elias. Un hôtel délabré, insalubre, saisi par une banque et cédé à la mairie. Des chambres toutes occupées avec des matelas posés à même le sol, toilettes bouchées, verre brisé sur la terrasse, un tuyau dans le jardin pour se laver sans aucune intimité, des tentes en rangées dans le jardin, partout du linge qui sèche, des draps tendus entre deux arbres.

Hayder refuse d’amener sa famille ici. « Pas après ce qu’ils ont traversé. » Il ira dans un petit hôtel. La police, pourtant tenue de garder tout le monde à portée de main au Captain Elias, fermera les yeux. De toute façon, elle est débordée et il n’y a pas de place pour tout le monde. Les îles de Kos, Kalymnos, Samos, Chios et Lesbos ont vu accoster jusqu’à 3 500 migrants en seulement quarante-huit heures. Le nouveau gouvernement grec a décidé que les migrants seraient désormais considérés comme réfugiés. Les Syriens obtiennent dans les deux jours un permis de séjour pour six mois, renouvelable. Les autres pour un mois, au terme duquel ils doivent quitter le pays. « On ne veut que ça, quitter ce pays ! », s’insurge Samoa, une Afghane qui fuit un mariage forcé avec les talibans. « Mais on nous interdit de quitter la Grèce. Ils ne croient quand même pas que l’on va retourner d’où l’on vient ? Nos parents ont vendu leur dernier tapis pour nous faire partir avec mes frères. Comment veulent-ils qu’on rentre ? » L’un de ses frères, Isam, rêve, lui, de deux choses : pouvoir écouter les Beatles et faire ses études de médecine. Samir, Syrien, 20 ans tout juste, veut éviter de faire la guerre. Il a fui le service militaire car il ne veut pas tirer sur les siens. Tous se retrouvent dans la cour du Captain Elias. Femmes d’un côté, hommes de l’autre, au milieu des enfants qui courent dans tous les sens avec des gilets de sauvetage en guise de jouets. Les familles se regroupent et les nationalités ne se mélangent pas trop. Samoa ne comprend pas pourquoi les Syriens sont privilégiés et obtiennent automatiquement six mois de répit et elle trente jours à peine : « Pourquoi ? Je suis moins réfugiée qu’eux ? » De fait, en moins d’une semaine, les Syriens obtiennent leurs papiers et partent vers Athènes, alors que les autres migrants doivent attendre jusqu’à un mois dans des conditions de vie très difficiles.

À Samos, Chios et Lesbos, les centres d’accueil sont tous en surpopulation. Sur l’île de Kalymnos, juste en face de Kos, ce sont les habitants qui ont transformé à leurs frais les anciens abattoirs en centre d’accueil. Deux dortoirs, une salle commune et des médecins volontaires de l’île qui soignent les nouveaux arrivants. À Kos, Médecins sans frontières a installé un dispensaire dans la cour du commissariat. Les gens y apportent vivres et vêtements. Solidaires, les patrons des tavernes servent des assiettes plus généreuses qu’à l’accoutumée aux réfugiés qui peuvent s’offrir à manger, mais la situation reste hors de contrôle. Ceux qui n’ont plus d’argent attendent les sacs de pain rassis que la police distribue une fois par jour, ou misent sur les repas de Médecins sans frontières, qui n’en a pas pour tout le monde. Les Grecs comptent sur la saison touristique pour s’en sortir, et ces centaines de réfugiés qui arrivent au quotidien sont un vrai problème. Samir comprend : « Les Grecs ont raison, mais on n’a pas le choix. Vous savez, ma famille a fait de moi un homme bien, j’avais tout pour être quelqu’un de bien, mais cette guerre nous fait faire des choses que vous ne pouvez même pas imaginer. »

Monde
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