L’autonomie selon Castoriadis
Un ouvrage collectif interroge l’actualité du penseur et de ses thèses sur l’émancipation, au regard des défis contemporains pour la gauche.
dans l’hebdo N° 1359 Acheter ce numéro
Dans notre précédent numéro, un élu de la liste Podemos à Barcelone, le politologue Raimundo Viejo Viñas, dialoguait avec Roger Martelli, historien issu de la culture communiste française. Le conseiller municipal de la capitale catalane relatait comment sa formation politique était née, après moult débats, à la fois du mouvement des Indignés, « cette prolifération horizontale, moléculaire, rhyzomique », et de la « compréhension de la nécessité de la concurrence sur le terrain électoral ». C’est cet « hybride », alliant cercles concentriques de base et structure verticale, qui a produit la « formule organisationnelle » plutôt inédite de Podemos. Non sans générer, souriait le politologue, des « contradictions affreuses », la direction laissant s’exprimer les critiques, dont les plus dures « proviennent de Podemos lui-même » … Raimundo Viejo Viñas a cité plusieurs auteurs qui ont sans aucun doute inspiré les militants de Podemos, de Gramsci à Deleuze, de Guattari à Negri. À la lecture d’ Autonomie ou barbarie, on se dit qu’il aurait aussi pu convoquer Cornélius Castoriadis, ancien résistant puis exilé grec, militant et cofondateur du groupe et de la revue éponyme Socialisme ou barbarie, économiste, philosophe puis psychanalyste.
En mai 2014, un colloque consacré à « la démocratie radicale » de Cornélius Castoriadis s’est tenu à Bruxelles, et Manuel Cervera-Marzal, jeune chercheur en science politique à l’EHESS, a codirigé l’ouvrage collectif issu de ses contributions. Selon lui, le concept-phare du philosophe peut être défini ainsi : « L’autonomie, c’est se donner soi-même, consciemment, ses propres lois, aussi bien pour l’individu que pour la société dans son ensemble. » Où l’émancipation individuelle est donc toujours liée à l’émancipation collective. Or, comme le rappellent plusieurs textes du livre, l’autonomie pour Castoriadis s’entend aussi par le refus d’instances extérieures à qui on laisse le pouvoir de nous imposer leurs exigences et leurs lois, que ce soit Dieu, le marché, l’histoire, la marchandise, la science et la technologie ou (jadis) le Parti. Des instances qui peuvent également susciter des résistances « hétéronomes » à la domination libérale, à l’instar de l’intégrisme religieux ou du progrès scientifique.
Ou mettre « en panne » le projet d’autonomie, avec des « individus de plus en plus prisonniers de ce qu’ils ont produit », du fait de la fascination pour la marchandise – sur laquelle s’était interrogé longuement Castoriadis, en la qualifiant de « montée de l’insignifiance », comme le rappelle le philosophe Arnaud Tomès. Mais il est, au contraire, des résistances « émancipatrices », soulignent Manuel Cervera-Marzal et Éric Fabri, doctorant en théorie politique à l’Université libre de Bruxelles, puisque « les peuples du monde n’ont pas renoncé à l’espoir d’une vie libérée des injustices, de la guerre et de la misère » : « Le désir d’émancipation n’est pas mort » ! C’est ce qu’ont prouvé les étudiants du Québec, d’Athènes ou de Hong-Kong lorsqu’ils « ont ouvert leurs parapluies », mais aussi les « révoltes des peuples arabes, des ouvriers chinois, des indigènes sud-américains, et bien d’autres encore » .
Mais l’esprit critique n’est pas abandonné. Plusieurs travaux reviennent sur les échecs en termes d’autonomie et de démocratie de plusieurs révolutions : de la « dégénérescence » de celle de 1917 à « l’étroit sentier de l’auto-émancipation » contenue dans le courant conseilliste bientôt écrasé par le stalinisme. De même, le philosophe Philippe Caumières s’interroge sur la portée ou plutôt la « réalité du projet d’autonomie », resté inabouti, durant Mai 68, événement qu’avait pourtant salué Castoriadis comme une « affirmation révolutionnaire » ne s’expliquant pas par le seul déterminisme économique marxiste. Surtout, Autonomie ou barbarie tente d’analyser les différents « défis contemporains » que posent les crises du capitalisme à des peuples en proie aux égoïsmes nationalistes et identitaires. Et c’est là où le concept d’autonomie permet de penser une critique de nos démocraties, que Castoriadis qualifiait de « démocraties des oligarchies », en appelant les peuples à cesser de déléguer leurs affaires à une élite. Un peu comme Podemos qui fustige la caste des dirigeants politiques, soumis aux dogmes européens de l’austérité budgétaire. On le voit, Cornélius Castoriadis demeure une ressource pour se confronter au désir de « démocratie radicale ». En commençant « par le bas ».