Le webdoc mène l’enquête
D’une affaire politico-financière aux données informatiques personnelles, le genre s’empare de l’investigation.
dans l’hebdo N° 1358 Acheter ce numéro
Des sols rouges désolés, des fondations inachevées, des murs à peine dressés. Tel est le paysage aujourd’hui de Bakouma, en Centrafrique, village promis au développement économique, avec son école, son hôpital, ses centres de recherche, il y a encore à peine cinq ans. Tout a commencé en 2007, quand Areva rachète à la bourse de Toronto une société canadienne, Uramin, immatriculée dans les îles Vierges, détenant trois gisements d’uranium en Afrique du Sud, en Namibie et en Centrafrique (à Bakouma donc). Transaction imposante : 3 milliards d’euros. Mais, dirigé par Anne Lauvergeon, Areva entend diversifier ses sources d’approvisionnement.
In fine, rien ne sera exploité, dans aucune des mines, après de maigres travaux d’installation. Une première curiosité pointe déjà : dans les années 1970, les trois sites avaient été jugés sans intérêt. Autre curiosité : en 2006, Uramin valait cinq fois moins… La transaction aurait-elle servi à autre chose ? Et pourquoi pas à fournir au géant du nucléaire (détenu à 87 % par l’État français) « un trésor de guerre » financier ouvrant des commissions dans le cadre de futurs marchés en Afrique du Sud ? C’est à cette question que tentent de répondre Marina Ladous et Étienne Huver, après une année d’enquête, dans ce webdocumentaire foisonnant d’informations, Areva Uramin, bombe à retardement du nucléaire français, coproduit par Slug News, Hexagones.fr et Arte Info, et précisément diffusé sur le site d’Arte. Un webdoc à plusieurs tiroirs, livré à la manière d’un polar, riche d’une foule de personnages. Où se bousculent l’ancien président de Centrafrique (entre 2003 et 2013), François Bozizé, qui aurait bloqué à Areva l’accès à la mine, avant de se faire grassement rétribuer, Georges Forrest, un intermédiaire belge, Patrick Balkany, député maire de Levallois, intervenant pour lever le blocage, un ex-conseiller de Bozizé, Saïfee Durbar, pakistanais, et Marc Eichinger, consultant ayant réalisé une enquête interne en 2010 à Areva, présenté comme un lanceur d’alerte… Aujourd’hui, devenue politico-financière, l’affaire est entre les mains des juges Van Ruymbeke et Thépaut, à la suite d’une information judiciaire pour « corruption, détournement de fonds publics, abus de confiance, faux », sur une plainte déposée par l’État centrafricain. S’il est parfois mal filmé, mal cadré, le webdoc n’en est pas moins passionnant, dense. À l’instar d’un autre webdoc diffusé depuis avril sur le site de la chaîne franco-allemande, Do not track, réalisé par Brett Gaylor, décryptant comment nos données personnelles sont collectées pour être utilisées à des fins commerciales, voire politiques. Au compteur déjà, 650 000 visites et 3 millions de pages vues.
Après nombre de webdocs articulés autour de la vie quotidienne, dans tel ou tel lieu crucial ( Gaza/Sderot ), de l’histoire contemporaine ( Guerre d’Algérie : 50 ans après ), des sujets de société ( Code-barre ), de l’écologie ( Polar Sea 360° ), ou de la politique ( les Indignés ), le genre s’empare de l’investigation. Une investigation que soutient Arte, « en donnant du temps et de l’espace, souligne Hugues Jardel, responsable du développement web sur la chaîne. Ce sont des sujets complexes, où il faut être précis, où l’on peut ajouter plusieurs ingrédients, des à-côtés, creuser des portraits, glisser des dates-clés, des aspects techniques, juridiques, différentes formes qu’on ne trouve pas dans la télé ». Tandis qu’on ne désespère pas de voir un prolongement du webdoc Areva Uramin sur le petit écran (l’un n’empêche pas l’autre), se prépare une enquête sur l’affaire Falciani, et une autre, Hors-jeu, à l’occasion de l’Euro 2016, autour de l’économie parallèle du foot. À l’heure du numérique et de la délinéarisation, le webdoc, c’est l’assurance (au moins la tentative) « d’une visibilité autre », de toucher un plus large public pour les diffuseurs, plus connecté, ce sont aussi des coûts de production moins élevés qu’un documentaire « traditionnel », dans « un modèle économique encore fluctuant, explique Hugues Jardel, avec une fourchette oscillant entre 15 000 et 100 000 euros ». Avantage ultime, celui du téléspectateur/internaute, avec un accès libre à l’information.