L’effet Whiplash : faut-il souffrir pour se dépasser ?
Le film Whiplash sorti en décembre a conduit nombre de musiciens à remettre en cause l’intérêt d’un enseignement brutal pour briguer l’excellence. Répliques d’élèves de haut niveau à l’occasion de la Fête de la musique.
dans l’hebdo N° 1358 Acheter ce numéro
Il lui hurle dessus. L’insulte. Le frappe. Derrière sa batterie, l’élève ne répond pas. Ronge son frein. Encaisse. Les musiciens du big band se tiennent cois. Ils tremblent de jouer, ils tremblent en jouant. Comme s’ils avaient intégré que c’était le seul chemin possible vers le dépassement de soi et la carrière brillante que promet cette école. Le maître – furieux stéréotype sadomaso – rabâche que Charlie Parker s’est pris une cymbale lancée par Jo Jones pour avoir mal joué dans un club, et que c’est le sursaut de son âme face à l’humiliation qui a fait de lui un génie. La quête du prochain géant venant ainsi légitimer un enseignement brutal.
« Whiplash » : ce mot ne renvoie plus au morceau éponyme d’Hank Levy, et à peine au film de Damien Chazelle sorti le 24 décembre 2014. C’est devenu un nom de code pour désigner la « claque » infligée par le maître de musique à son élève. S’il y a aussi peu de musique que de cinéma dans ce film, Whiplash a eu pour effet de réveiller des brimades, déceptions et échecs refoulés chez un certain nombre de musiciens amateurs et professionnels.
Untel se souvient du prof qui l’a traumatisé au point de le faire changer d’instrument ou arrêter la musique. Un autre admet que son enfant se rend à son cours avec des crampes au ventre. Ou répète que si lui n’a pas « tenu » au conservatoire, c’est parce qu’il n’était pas assez costaud. Trop sensible pour jouer de la musique ? Whiplash est la vision caricaturale d’une certaine façon d’enseigner. La mise en scène de la soumission de l’élève à un fonctionnement dont il pense qu’il le mènera au sommet. S’il est évident que tous les conservatoires n’abritent pas que des brutes, les expériences d’un enseignement briseur de rêves et de carrières ne manquent pas.
La première année, Pauline se dit : « Elle veut me montrer qui est la patronne… » Ses parents contactent l’enseignante, qui reconnaît des pratiques un peu raides et annonce qu’elle va « se surveiller ». C’est allé de mal en pis. « Comme je progressais malgré tout, je me disais qu’il fallait tenir, reprend Pauline. Le prix de harpe, c’était ma carotte. » En deuxième année, la situation se dégrade mais elle « s’accroche », se dit qu’il lui reste un an et demi à supporter. Sauf qu’en troisième année, elle sombre. « J’avais l’impression d’être une oie qu’on gave. Je vomissais avant et après le cours. J’ai fait la tournée des médecins, je souffrais de tendinites, je n’arrivais plus à toucher mon instrument. » Ses parents insistent pour qu’elle change de conservatoire. « Je m’étais rêvée en soliste internationale depuis petite. Cette expérience m’a démolie. C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, le CNSM ne fait plus partie de ma vie. » Elle a rebondi en s’inscrivant au Cours Florent. *« Je joue de la harpe quand j’en ai envie. Je n’ai pas perdu mon niveau. Mais j’envisage mon avenir ailleurs, peut-être sur la scène d’un théâtre… » *
Pendant sa dépression, son père a écrit à sa prof : « Comment se fait-il que votre élève ne joue plus alors qu’elle adorait ça ? » Sa lettre évoque le Violon intérieur de Dominique Hoppenot. Cette professeure a voulu réagir au « mal du violon » observé chez des élèves : « Pour un nombre beaucoup trop élevé d’entre eux, le violon est en effet synonyme de souffrance. » Elle cite leur peur de jouer et de rater « jusqu’à la peur combien tenace du maître et de son jugement irrévocable… » Et défend a contrario une pédagogie centrée sur l’élève et fondée sur l’importance et le respect du corps, le rôle de la conscience de soi, la nécessité du plaisir…
« La formation des professeurs de musique s’inspire désormais des apports des sciences de l’éducation, mais c’est assez récent, témoigne Jean-Louis Vicart, qui a été directeur de conservatoire et responsable du Centre des pratiques instrumentales amateurs en Île-de-France et de la Maison des pratiques artistiques à Paris. *Pendant très longtemps, c’étaient d’abord de bons musiciens qui transmettaient ce qu’on leur avait transmis. Il y eut une époque en effet où ce dut être assez violent, même s’il existe quantité de contre-exemples. Sans compter qu’ils ont été un certain temps les seuls référents face aux élèves, ce qui a pu renforcer des tendances tyranniques. » *
Dans les années 1970, un plan sur le développement des conservatoires entend former 18 000 musiciens professionnels pour que la France compte autant d’orchestres en régions que l’Allemagne. Pour les faire émerger, on forme des amateurs à tour de bras. Suivant les mêmes modèles pédagogiques, comme si l’excellence était forcément la visée commune. « Reste que, pour les uns comme pour les autres, rien dans la musique ne nécessite d’en passer par la violence, défend Jean-Louis Vicart. L’exigence est une nécessité pour tous, mais c’est détendus que les musiciens donnent le meilleur d’eux-mêmes. » Dans les années 1980-1990, l’apprentissage était encore très individuel dans les conservatoires, comme s’ils ne formaient que des solistes. Henri Pousseur, directeur du Conservatoire de Liège, lui disait alors que chez lui c’était le cours d’ensemble qui était obligatoire et le cours d’instrument facultatif. « S’il reste beaucoup à faire dans ce domaine, les pratiques collectives sont progressivement devenues centrales. »
Difficile de savoir si l’entrée récente du jazz dans les conservatoires a contribué à changer la donne. Le CNSM de Paris diplôme quatorze étudiants en jazz chaque année. « Quand on arrive, on nous dit : “Vous êtes l’élite”, confie Esteban, qui a terminé le CNSM en juin 2014. Mais il y aurait une vraie réflexion à mener sur ce qu’on y apprend pendant cinq ans et la pédagogie qu’y développent des personnalités qui sont d’abord des musiciens réputés. » Lui n’a pas vraiment connu d’enseignant « à la Whiplash ».
Ce qui l’a le plus abîmé, c’est la manière dont il a été traité en tant que jeune professionnel. Lorsqu’il était au CNSM, il a contribué avec deux comparses à composer une œuvre pour une grande salle parisienne. Les délais imposés assortis d’un manque de considération artistique pour leurs propositions l’ont plongé dans des abîmes qui l’ont éloigné de la musique. Au point qu’il s’interroge aujourd’hui sur la place du musicien en France, et l’intérêt de poursuivre dans une voie qui forge pourtant son identité depuis l’enfance.
« L’enseignement est dur, acquiesce Élisabeth, qui a fait le Conservatoire à rayonnement régional de Paris en chant avant d’intégrer l’Opéra studio d’un pays voisin. Mais les conditions d’exercice sont pires. À l’Opéra studio, on était embauchés dans des productions mais rémunérés presque moins que le chœur pour chanter en solo alors qu’on était professionnels ! On était exploités pour un public dont on nous disait qu’il n’y entendait rien. De quoi dévaloriser le travail qu’on se tuait à faire… » Elle évoque aussi les master-classes pilotées « par des stars qui t’écrasent comme si c’était la règle. Toi, tu t’accroches… Mais sans toujours savoir pourquoi : c’est ça qui nous brise. » A fortiori dans un contexte où la concurrence s’accroît et le nombre de concerts se réduit. Et le rôle de la musique dans tout ça ?