Les trompeuses douceurs du frémissement
Il faut vraiment être optimiste pour détecter une embellie.
dans l’hebdo N° 1356 Acheter ce numéro
Dans la « grande » presse, le mot fétiche pour décrire les tendances de la croissance dans l’économie européenne est aujourd’hui « frémissement ». En France, nous dit-on, on peut percevoir au premier trimestre 2015 les signes avant-coureurs d’une reprise. Et ce n’est pas sans une certaine satisfaction que l’on note que le taux de croissance en Allemagne pour ce trimestre est inférieur au taux français et qu’aux dernières nouvelles l’économie des États-Unis pourrait entrer en récession. Mais le malheur des uns fait-il le bonheur des autres ? Se fondant sur les notes de conjoncture des instituts spécialisés, le tableau dressé ne pèche cependant pas par excès d’optimisme, loin de là. Ni l’emploi ni les investissements ne sont repartis à la hausse. Les économistes de la gauche radicale d’Europe et d’ailleurs font un autre diagnostic, que partagent certains membres bien placés de la profession, surtout outre-Atlantique. L’Europe et les États-Unis seraient entrés dans une phase de « dépression » ou, plus subtilement, de « stagnation longue ». Parlant de l’ensemble de l’économie, l’appréciation est clairement exagérée, mais, parlant de l’industrie européenne, la situation apparaît en effet bien noire. Le mouvement de désindustrialisation relatif, par rapport aux pays des périphéries, se confirme et s’accélère.
Quand on apprécie le supposé frémissement avec trois mois de recul, on constate effectivement que, dans la zone euro dans son ensemble, le volume de la production industrielle a quelque peu remonté depuis son précédent point bas, en février 2013 (un minimum dans un palier lui-même bas). Soit un très petit pas en avant [^2]. Dans notre pays, il faut être vraiment optimiste pour détecter la récente embellie dans l’industrie.
Prenons maintenant sept ans de recul, considérant la période qui va de l’éclatement de la crise, en 2008, à aujourd’hui. La production industrielle allemande a rejoint rapidement le niveau d’avant 2008, mais elle ne progresse pratiquement plus depuis lors : une stagnation de quatre ans. Veut-on vraiment parler de dépression industrielle ? La France et l’Italie sont aujourd’hui à environ 13 % au-dessous de leurs maxima de janvier 2008. Les industries espagnole et grecque sont encore 28 % plus basses que leurs sommets antérieurs. Les marchands d’optimisme évoquent la chute du prix du pétrole et la baisse de l’euro comme facteurs favorables récents. Le prix du pétrole est brutalement tombé d’au moins 40 % depuis un an ; en mai 2015, l’euro ne vaut plus que 1,10 dollar, quand, en mai 2014, il valait 1,40 dollar (la dépréciation fut similaire vis-à-vis de la livre sterling). Aucun secteur n’est plus sensible aux taux de change que l’industrie. On pouvait donc escompter une hausse significative de la sacro-sainte compétitivité, agrémentée en France et ailleurs des cadeaux aux entreprises que l’on connaît. Mais rien ne vient. Trois ans supplémentaires de politiques orthodoxes suffiront pour que le cap des dix ans de dépression industrielle soit dépassé. Un bel anniversaire ! À moins que le réveil des gauches radicales ne s’accélère.
[^2]: Eurostat, indices de la production industrielle. La hausse de l’indice se fait de 88,87, en mars 2014, à 92,38, en mars 2015.
Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.