« Mille et Une Nuits » de Miguel Gomes : Schéhérazade au Portugal
Dans l’Inquiet, premier volume des Mille et Une Nuits, Miguel Gomes évoque la situation de son pays en mêlant poésie fantasque et documentaire stylisé.
dans l’hebdo N° 1359 Acheter ce numéro
Les Mille et Une Nuits constituait l’une des rares aventures proposées au dernier Festival de Cannes, à mettre au crédit de la Quinzaine des réalisateurs. Vivre une aventure, c’est ne pas savoir où on va ni comment. Miguel Gomes embarque pour commencer son spectateur dans un rafiot, et l’idée suggérée du bateau qui part pour une longue odyssée n’est pas usurpée. Les Mille et Une Nuits se déploie ainsi sur plus de six heures découpées en trois volumes, dont la sortie s’étendra sur tout l’été [^2] – ce qui permettra de retrouver Miguel Gomes en entretien dans ces colonnes le mois prochain.
Mais le voyage que propose le cinéaste, s’il prend le large, garde aussi les pieds sur terre. À l’image de ces travailleurs, dockers, ouvriers, en réalité tous chômeurs, massés sur les quais quand la caméra, depuis le bateau, les saisit dans un très beau travelling. Les Mille et Une Nuits se donne pour ambition d’évoquer le Portugal d’aujourd’hui, celui des cures d’austérité qui ont appauvri la majeure partie des habitants de ce pays. Mais il suit cette voie à sa manière unique, qui a déjà fait merveille dans Ce Cher Mois d’août (2008) et le magnifique Tabou (2012), mêlant la fantaisie et le sérieux d’un cinéaste affranchi des normes. Le comment de l’aventure, c’est-à-dire la forme que va prendre le film, est donc tout aussi important chez lui, et il en est question d’emblée en tant que tel.
Miguel Gomes se met en effet en scène dans une séquence drolatique où il tente d’abandonner son tournage, pris d’un manque d’inspiration. Il ne s’agit pas pour lui de faire un « film militant », ce qui ne lui correspond guère. Mais il estime que s’en tenir à de « belles histoires » serait un acte désengagé, politiquement irresponsable. Rattrapé par son équipe, il suspend la sanction qu’elle veut lui infliger tant qu’il la tient en haleine. Voilà le principe des Mille et Une Nuits lancé, avec différents récits qui viendront s’enchâsser les uns dans les autres, racontés par la belle Schéhérazade (Crista Alfaiate). La forme sera libre, liberté précieuse dans le cinéma d’aujourd’hui si calibré par tant de contraintes, imposées par ceux qui le financent, par les spectateurs qui aspirent au confort, par les cinéastes eux-mêmes qui cherchent à ne décontenancer personne.
Par exemple, dans ce volume 1, dénommé l’Inquiet, sur des images de manifestations, Miguel Gomes fait entendre la voix – en off – d’ouvriers qui participaient à la construction des bateaux et qui ont connu la fin des chantiers navals, entremêlant le tout à un reportage sur les hommes qui brûlent les nids de guêpes tueuses d’abeilles. Le cinéaste joue sur l’effet de montage, qui instille implicitement l’idée d’un mal destructeur en même temps que celle d’une réponse radicale, incendiaire et spectaculaire. Plus tard, dans l’épisode intitulé « L’histoire du coq et du feu », on en retrouve quelques échos. Un coq est menacé d’être passé à la casserole parce qu’il chante toutes les nuits – ce qui indispose les voisins – mais on découvre qu’il s’agit d’un cri d’alerte sur la situation pour réveiller les citoyens. Puis des enfants jouent une histoire d’adultes, qui se termine par la propagation d’un incendie dans la montagne.
L’Inquiet n’est pourtant pas une somme de séquences dont il faudrait décoder savamment les significations. Son agencement relève davantage de la poésie fantasque, comme le conte hilarant sur les responsables politiques et les représentants de la troïka, « les hommes qui bandent », ou du documentaire stylisé. Ces personnes au chômage, démunies mais pas abattues, rebaptisées les Magnifiques, qui se racontent dans un lieu dont les murs sont tapissés de boîtes d’œufs aux couleurs vives, nous deviennent à la fois très proches et uniques. L’Inquiet ne porte pourtant pas ce titre au hasard. Une baleine échouée sur la plage y est tout aussi mystérieuse que porteuse de danger. L’image fait métaphore avec notre vieux monde usé. Prêt à exploser ?
[^2]: Le volume 2, le Désolé, sortira le 29 juillet ; le volume 3, l’Enchanté, le 26 août.
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