Ornette Coleman ou la résonance de la liberté
Le saxophoniste et multi-instrumentiste texan s’est éteint à l’âge de 85 ans, laissant derrière lui une œuvre considérable et révolutionnaire à plus d’un titre.
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Dans l’histoire du jazz, certains musiciens sont tellement essentiels que l’on cherche à s’en saisir par tous les moyens. Duke, Miles et Ornette sont de ceux-là. Leur prénom suffit, chacun sait qui ils sont et ce qu’ils représentent. Ornette nous a quittés le 11 juin dernier. Il est parti sans laisser d’adresse, mais sa musique est un legs inestimable. Something Else (1958), Tomorrow Is The Question (1959), The Shape of Jazz to Come (1959), Change of The Century (1960), Free Jazz (1960), This Is Our Music (1961) : cette étonnante série d’enregistrements donne le ton de toute une vie de musicien et manifeste une nouvelle naissance du jazz dont Ornette Coleman fut le héraut.
Né à Fort Worth, au Texas, en 1930, dans un contexte familial modeste et bienveillant, le jeune garçon apprend la musique seul. Son premier instrument est un saxophone alto que sa mère lui offre dès qu’il commence à travailler pour apporter un peu d’argent au foyer. Passé au ténor deux ans plus tard, il intègre différents orchestres de rhythm and blues au sein desquels ses idées sur la musique ne sont guère appréciées.
C’est à Los Angeles qu’il rencontre un premier accueil enthousiaste lui permettant de développer son style et d’enregistrer, entre 1958 et 1961, pas moins de six albums qui marquent l’entrée du jazz dans une nouvelle ère. Le trompettiste Don Cherry, tout aussi radical mais moins controversé, entame avec lui une longue et fructueuse collaboration qui donnera jour, notamment, à un album manifeste dont le titre deviendra celui d’un courant aussi avant-gardiste et contesté que le bebop le fut dans les années 1940 : Free Jazz (Atlantic, 1960).
Les premiers musiciens de jazz, le plus souvent autodidactes, s’écartaient déjà formellement des canons de la musique occidentale et réinventaient la plupart de leurs instruments : banjo, batterie, contrebasse, saxophone… Le free jazz radicalise cette tendance au dépassement des techniques et de la théorie musicales occidentales.
Depuis qu’il joue du saxophone, que ce soit dans un garage, sur une scène prestigieuse ou dans un club enfumé, Ornette Coleman cherche, approfondit, théorise, invente et traduit des idées en musique. « La musique n’est ni un style ni une race : c’est une idée. […] Pour moi, composer, c’est écrire des idées », confiait-il à son confrère Michel Portal en 2001 [^2]. Parfois proche de l’atonalité, en rupture avec les principes habituels de l’harmonie – il invente le concept d’harmolodie dans les années 1950 – , sur un tempo qui peut sembler indécis, Ornette brise les codes, répondant à un désir absolu de renouvellement de l’idiome jazzistique. Il devient un rebelle quasiment à son insu et comprend mal cette réputation qui lui colle à la peau. Lui, si délicat et presque timide ; lui dont la plupart des compositions deviennent des standards et prolongent ainsi, assez ironiquement, la tradition du jazz…
Pour autant, Ornette Coleman est tout sauf l’infortuné jazzman solitaire. Homme et musicien de convictions, il sait se taire et même disparaître un temps, sans jamais perdre de vue la création. Quand il remonte sur scène, ses aficionados le retrouvent illico, quel que soit le défi qu’il lance aux sacro-saintes normes du jazz. Il s’attire aussi les huées du public, notamment quand il invite, en 1997, le philosophe Jacques Derrida à venir déployer ses mots sur sa musique pendant un de ses concerts au festival Jazz à La Villette. Douze années plus tard, c’est un triomphe que lui réserve le public du même festival. Telle est la carrière d’Ornette, à l’image de sa musique : d’une stupéfiante et paradoxale beauté.
[^2]: Jazz Magazine n° 520.