Tous payés de la naissance à la mort ? C’est possible !
Un revenu de base inconditionnel serait un levier de transformation sociale pour l’économie de demain, estiment universitaires et experts d’horizons différents. Des élus souhaitent passer à l’étape expérimentale.
dans l’hebdo N° 1356 Acheter ce numéro
C’est une première dans le prestigieux palais du Luxembourg. L’idée d’un revenu d’existence inconditionnel y a fait son chemin, portée par deux sénateurs, un socialiste et un écologiste. Ainsi, le 19 mai, le sénateur PS Gaëtan Gorce et son cercle de réflexion Émergences ont invité le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), une association transpartisane créée en mars 2013 [^2], à présenter les résultats de plusieurs recherches portant sur cette revendication sociale portée par différents courants politiques de gauche et de droite. « Sur le principe, le revenu de base ne me choque absolument pas puisque, au fond, tout notre système de protection sociale est fondé sur la même idée, à savoir que le revenu ne doit pas simplement dépendre de la productivité du travail de chacun », explique le sénateur socialiste. Pour lui, « le revenu de base pointe les difficultés auxquelles nous serons confrontés, notamment la coupure qui s’opère entre le processus d’innovation et le processus de création d’emploi. Depuis la crise financière de 2008, et avec la perspective d’une crise écologique majeure, nous sommes obligés d’imaginer des systèmes alternatifs. » Ces propos ont l’appui d’un autre sénateur, l’écologiste Jean Desessard, lequel souligne qu’EELV s’est prononcé en 2013 pour la mise en place d’un « revenu universel d’existence ». Et d’ajouter, non sans ironie : « Nous étions pour un RMI et un RSA sans conditions, y compris pour les jeunes de 18 à 25 ans, alors que le PS a toujours été réticent à lever ces conditions. » Le congrès du PS à Poitiers débattra néanmoins de cinq contributions générales et de quatre contributions thématiques qui soutiennent le principe d’un revenu de base.
Qu’est-ce qu’un revenu de base ?
Au revenu universel, Bernard Stiegler préfère un « revenu contributif ». Soit un revenu « alloué sur le modèle des droits spécifiques au régime des intermittents du spectacle ». Tout le monde ne deviendrait pas artiste, précise le philosophe dans L’emploi est mort, vive le travail !, livre d’entretiens avec le journaliste Ariel Kyrou [^2], mais tout le monde produirait de la « capacitation » (alternance de travail et de création).
Aujourd’hui, l’emploi disparaît, poussé par l’automatisation, prolétarisé par notre « économie de l’incurie ». « L’incurieux, rappelle-t-il, c’est celui qui ne prend pas soin » : en l’occurrence du travail et du travailleur, qui a été dépossédé de son savoir par le consumer capitalism issu du fordisme et du New Deal. Or, selon le fondateur d’Ars Industrialis, association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit, la mort de l’emploi peut permettre la renaissance du travail. Ce serait même une solution au chômage. Pour ce faire, il faut arriver à penser la révolution numérique et l’automatisation non comme productrices d’emplois, mais comme l’occasion d’une transformation sociale.
Il s’agit de réinventer le travail dans un nouveau système économique inspiré par deux modèles : celui des intermittents du spectacle, donc, et celui du logiciel libre. Le contributif remplaçant le consumériste, et le revenu s’indexant sur le développement de capacités.
[^2]: Mille et Une Nuits, 117 p., 3,50 euros.
Pourquoi sans conditions ?
« Depuis quarante ans que l’on nous parle de chômage et de promesse de croissance, le travail se raréfiant de plus en plus, le revenu de base pourrait être un pas dans le XXIe siècle », explique le MFRB. Surtout, une nouvelle vague d’automatisation des activités par des machines est à l’œuvre, souligne un rapport issu d’un travail de recherche présenté par le cabinet Roland Berger Strategy Consultant en 2014. « Une transformation digitale se prépare avec la réalité augmentée et des nouvelles technologies comme l’imprimante 3D. Et, en France, 42 % des emplois recèlent un fort potentiel d’informatisation et d’automatisation à moyen-long terme. Les emplois que l’on perd dans l’industrie ne seront plus compensés par le tertiaire et les gains de productivité ne se transforment plus mécaniquement en hausse du niveau de vie », explique Romain Lucazeau, consultant en stratégie dans ce cabinet. « De nouvelles tâches pourront être automatisées, mais d’autres demeurent préservées », ajoute le consultant, qui décrit « une déstabilisation à venir des mécanismes traditionnels de partage de la valeur créée ».
De nouvelles formes de travail ?
Auteur d’une enquête sur les travailleurs des industries culturelles et créatives, qui concerne des artistes, des journalistes, des vidéastes et des techniciens du spectacle, le sociologue Patrick Cingolani parle d’une « autre relation au travail qui se dessine, une recomposition du sensible concernant le partage du temps, le rapport à l’espace, etc. ». La distinction entre ce qui relève du domaine professionnel et ce qui appartient au domaine privé se dilue, constate le sociologue, qui propose de construire une « sécurisation des nouvelles indépendances et autonomies en élargissant le statut de l’intermittent » avec le principe d’un revenu de base ou la proposition d’un « état professionnel des personnes », par-delà la diversité des situations de travail et de non-travail, une perspective énoncée par Alain Supiot en 1999 dans un rapport pour la Commission européenne. Mehdi Benchoufi, chercheur et enseignant agrégé en mathématiques, va plus loin dans les bouleversements qui nous attendent : il dessine à grands traits une société développant une économie et une recherche collaboratives (crowdsourcing) dans laquelle le revenu de base permettra de produire des biens communs. « Le numérique entraîne la disparition progressive des technologies propriétaires dédiées aux filières métiers. Il est transversal et constitue un langage commun en rupture avec les filières technologiques que l’on connaît », explique Olivier Landau, consultant indépendant, membre d’Ars Industrialis. Pour lui, l’utilisateur est aussi le contributeur dans les plateformes de partage *: « Il faut créer un contrat social qui permette un nouveau partage de la richesse et donner une place prépondérante aux contributeurs (revenu contributif) pour endiguer les risques de prolétarisation généralisée due à l’automation intégrale de nos sociétés. »*
Quel financement ?
« Dans un souci de cohérence, le revenu inconditionnel devrait être mis au service d’une répartition plus juste des revenus », résume Baptiste Mylondo, enseignant en économie et philosophie politique, pour qui il s’agit de considérer le coût de l’ensemble des prestations non contributives que le revenu de base rendrait obsolètes, ainsi que celui des politiques de subvention à l’emploi qui disparaîtraient avec l’instauration du revenu de base. Cette approche est notamment partagée par Jean-Marie Monnier, qui a réalisé plusieurs études sur le financement du revenu de base. Il préconise une réforme fiscale pour financer ce revenu : « La nouvelle donne numérique impose de développer des prélèvements qui visent à capter cette rente du numérique en luttant contre l’évasion fiscale. Il faut en finir avec la double non-imposition qui caractérise souvent la fiscalité des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) ». Les simulations de Marc de Basquiat, ingénieur et économiste [^3], s’appuient sur une réforme en profondeur du système d’imposition sur le revenu, plus progressif et plus redistributif, si l’on souhaite financer un revenu inconditionnel de gauche. Le montant de ce revenu varie en effet selon que l’on défend une vision libérale ou non de celui-ci.
[^2]: Voir le site http://revenudebase.info
[^3]: « Un revenu pour tous, mais à quel montant ? Comment le financer ? Micro-simulation de l’allocation universelle en France », revue Mouvements, février 2013.