Tu vas te taire, le journaliste ?
Loi sur le renseignement, directive sur le secret des affaires, attaques malveillantes… Les médias sont soumis à des pressions nouvelles. Des entraves dangereuses pour toute la société.
dans l’hebdo N° 1359 Acheter ce numéro
Journalistes insultés, intimidés, voire agressés, journaux pris pour cible, médias entravés dans leurs investigations… Il règne sur la presse française comme une odeur de soufre. L’attentat à Charlie Hebdo le 7 janvier a projeté contre le mur du réel une profession profitant jusque-là d’une certaine liberté : aujourd’hui, au pays des droits de l’homme, on peut être assassiné pour ses idées.
Non loin de la manifestation du 11 janvier « post-Charlie », qui avait érigé la liberté d’expression en nouvelle valeur cardinale, trois événements inquiétants se sont télescopés la semaine dernière. D’abord, l’arrivée dans l’actualité d’une directive européenne portant sur le secret des affaires et venant entraver l’investigation journalistique (voir p. 18). Ensuite, les attaques du hacker franco-israélien Ulcan (voir p. 19), la semaine dernière, contre trois patrons de presse : Pierre Haski, de Rue89, Daniel Schneidermann, d’Arrêt sur images, et Denis Sieffert, de Politis. Enfin, l’agression de deux journalistes de Canal + par un militant FN sur le Pont-au-Change du IVe arrondissement (lire sur Politis.fr). Ce à quoi s’est ajouté, le 23 juin, le vote à l’Assemblée de la loi sur le renseignement, qui, sous couvert de lutter contre le terrorisme, légalise la surveillance de masse, dont celle des journalistes (voir p. 21). Si elles ne sont évidemment pas de même nature, ces affaires concomitantes risquent d’induire le même effet : entre intimidations et interdictions, le journaliste pourrait bien devoir tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de l’ouvrir. S’il ne suspend pas son stylo, car l’autocensure guette. « Les attaques d’Ulcan relèvent clairement de l’intimidation, visant à faire taire certains journalistes et militants, commente Daniel Schneidermann, directeur de la publication d’Arrêt sur images.
Depuis l’agression, j’ai reçu plusieurs appels de collègues me disant qu’ils craignaient d’écrire sur certains sujets. » Certes, exercer la profession de journaliste n’a jamais été un long fleuve tranquille, pour qui titille un peu le pouvoir (politique, économique…) ou s’attaque à la pensée dominante. Mais le climat se durcit singulièrement. « On est dans une période effarante : les menaces de mort à l’encontre de journalistes se multiplient tous azimuts, alors qu’elles étaient cantonnées jusqu’à il y a peu à ceux travaillant sur la Corse », s’inquiète Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ), qui en dénombre dix depuis le mois d’août 2014.
Un phénomène inédit que Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), explique par cette « nouvelle ère de la propagande ». Une ère où « l’information de relation publique », c’est-à-dire émanant directement du pouvoir politique, religieux ou économique, aurait gagné du terrain au détriment de l’info indépendante. « Internet a fragmenté l’espace public, analyse-t-il. Quand il surfe, l’internaute est de plus en plus enfermé dans sa bulle idéologique, et donc de plus en plus intolérant face à l’information qui contredit ce qu’il pense. » Résultat, certains sujets deviennent explosifs. Ils sont souvent en rapport avec le conflit israélo-palestinien (voir l’affaire Ulcan), mais aussi avec les questions identitaires. Témoins : les commentaires violents de certains internautes et lecteurs à la suite du dossier de Politis sur les « réacs de gauche » (11 juin). Plus grave, les « menaces de mort réitérées » et les « centaines d’insultes à caractère raciste et antisémite » reçues par Marianne pour son dossier sur « les complices de l’islamisme » du 21 mai. L’hebdomadaire a porté plainte contre X, dénonçant dans un communiqué « le climat d’intolérance dans lequel les journalistes effectuent leur travail aujourd’hui [et qui porte] atteinte à la liberté de la presse ». « Il faut retrouver les conditions d’un débat public serein », avertit Christophe Deloire.
Sauf qu’au moindre désaccord, n’importe qui peut désormais invectiver, sans filtre, un journaliste dont les écrits se retrouvent sur la Toile. La proximité et la personnalisation induites par Internet ont fait du rédacteur une proie facile… Et du « journaliste bashing » un sport national ! La semaine dernière, Marine Le Pen livrait ainsi en pâture à ses followers sur Twitter le nom d’un chroniqueur de BFM TV : « Le traitement de l’actualité du groupe européen par @YANoghes est absolument honteux : faites-lui savoir ! » Il n’y a pas que sur le Net. « Les journalistes sont de plus en plus pris à partie lors des manifestations, des meetings… Il y a une sorte de laisser-aller dans la façon dont les politiques de tout bord s’en prennent ouvertement aux médias », pointe aussi Christophe Deloire. Illustration récente, l’agression au vu et au su de tous de trois journalistes du Petit Journal par Bruno Gollnisch, lors du défilé du Front national le 1er mai. La plainte de Clément Brelet, Boris Balducci et Paul Larrouturou, qui ont vu leur matériel cassé – et ont évidemment eu très peur –, a été déposée le 5 mai. En attendant, l’eurodéputé frontiste vaque tranquillement à ses occupations, n’ayant eu à subir que quelques remontrances ministérielles. Quant au hacker Ulcan, aucune condamnation de l’État français ne s’est pour l’instant fait entendre !
Autre indice de ce sale climat, la protection du secret des affaires, rejetée à l’Assemblée, revient par la fenêtre au Parlement européen. Sur ce point, il n’est plus question de « ressenti », mais bien d’une volonté des milieux d’affaires d’entraver le droit d’informer. « Le simple fait de posséder des documents dont on voudra vérifier la véracité auprès d’une entreprise nous met en infraction, explique Daniel Schneidermann. S’il doit exister des exceptions pour les journalistes, leurs contours sont flous et elles ne pourront se déterminer qu’ a posteriori. » Le créateur d’Arrêt sur images n’est pas le seul à s’inquiéter, à en croire le succès de la pétition pilotée par Élise Lucet, journaliste vedette de « Cash investigation » : les citoyens se révèlent plus prompts à défendre la liberté d’informer quand il s’agit de révélations portant sur les puissances d’argent qu’à s’insurger contre la surveillance générale au nom de la lutte contre le terrorisme – les réactions à ce sujet ayant été très timides.
C’est pourtant ce vers quoi conduit la loi sur le renseignement, « escroquerie sur la sécurité où l’État s’attribue une capacité de surveillance qui porte également atteinte à la liberté de la presse », dénonce Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. D’un côté, une directive ouvertement agressive pour cette liberté ; de l’autre, une loi insidieusement dangereuse. Des agresseurs protégés par le pouvoir mais aussi peu inquiétés par une machine judiciaire lente et qui tarde à montrer l’exemple… Sans parler de « la disproportion des moyens entre les puissants, politiques ou lobbys industriels, qui peuvent se payer des avocats à prix d’or, et, en face, les journalistes qui n’ont ni le temps ni les moyens de se défendre », souligne Dominique Pradalié. Le « quatrième pouvoir » a décidément du souci à se faire. Affaibli par la crise de la presse, il voit ses capacités d’intervention en passe d’être diminuées. C’est autant de démocratie en moins.