Une « hutte » à soi
Dans un essai intime, la journaliste Mona Chollet analyse l’importance du « chez-soi » comme le socle indispensable pour résister à notre époque troublée.
dans l’hebdo N° 1356 Acheter ce numéro
Le domestique, au contraire de la domesticité. Le chez-soi, au contraire de l’entre-soi. Et surtout pas le royaume des « fées du logis ». C’est ce qu’a tenté d’exprimer ici – dans une belle écriture, souple et agréable – Mona Chollet. Dans ce livre très personnel, frôlant souvent l’intime, l’essayiste revendique fièrement sa qualité de « casanière ». Un trait de caractère, solidement ancré chez elle, qui a priori devrait surprendre, voire susciter la réprobation, pour une journaliste, et, « circonstance aggravante », femme (et de gauche). L’image du grand reporter baroudeur, suivant les pas d’Albert Londres en esquivant mille dangers, est en effet tenace – et ne correspond en rien à celle qui exerce pourtant son métier depuis une quinzaine d’années dans un mensuel traitant principalement de l’actualité internationale et ne craint pas d’affirmer que « la sédentarité [lui] convient très bien ». Pourtant, Mona Chollet a bien du mal à persuader ses collègues, « tant la mystique du terrain est puissante », qu’elle « ne souffre pas » d’un manque de curiosité mais dirige celle-ci « simplement ailleurs » ! Car, pour elle, dans ce monde « saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité, parfois de violence, […] la maison desserre l’étau, permet de respirer, de se laisser exister, d’explorer ses désirs ». Et de citer le célèbre architecte états-unien Christopher Alexander, convaincu qu’attendre de quelqu’un ne disposant pas d’un espace propre une contribution à la vie collective équivaut à « attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre » …
Ce livre assez inclassable, entre pamphlet engagé, critique sociologique de notre univers quotidien et rêverie spatio-utopique, n’est en rien une apologie du cocooning (très en vogue depuis les années 1980), synonyme d’un individualisme forcené et consommateur de mobilier stylé. Le home de Mona Chollet est au contraire un lieu de rencontres, de création d’un intérieur bien à soi permettant de s’enrichir intellectuellement – rempli de livres, de films, connecté à Internet pour s’informer, échanger, dialoguer, écrire, lire, etc. Il est autant un antre de culture qu’une « hutte mitoyenne » à d’autres « huttes » écologiquement responsables. L’auteure bannit en effet l’égoïsme proche de la nature, qu’a pu recouvrir, souvent à l’insu de ses thuriféraires alors peu conscients, l’engouement du « retour à la terre » des années post-68 : censé nous délivrer d’une société aliénante, industrialisée, de la corruption et du stress de la ville (et ses banlieues parallélépipédiques) des Trente Glorieuses, l’isolement bucolique au « goût marqué par la simplicité relève d’un raffinement paradoxal de riche ». Car cet amour des grands espaces, dont résulte aussi le « phénomène de “l’urbain diffus” », décuplé aujourd’hui avec Internet et ses possibles commandes de biens à distance, qui « permet de fuir la société sans perdre le contact avec elle », signifie en fait un règne irremplaçable de la voiture individuelle – et de livreurs motorisés, nécessitant moult routes goudronnées et énergies fossiles.
La ville « compacte » se révèle donc bien plus écologique. Si Mona Chollet emploie le terme de « hutte », c’est qu’il recouvre l’idée d’un habitat plus « propre » de ce point de vue, dont la mitoyenneté avec d’autres éviterait les inconvénients suscités. Surtout, souligne-t-elle, sans ignorer aucunement les difficultés à se loger dans des conditions honorables dues aux inégalités sociales et à l’augmentation insoutenable des prix de l’immobilier dans la plupart des grandes villes de la planète, « nos rêves de maisons portent l’affirmation, envers et contre tout, d’une confiance en l’avenir ; ils affirment toujours la possibilité d’une refondation du monde ». Or notre chez-soi est d’abord le lieu indispensable à la défense de « ces plages de temps où l’on est là pour personne » et dont la plupart d’entre nous ont « un besoin absolu ». Il s’agit donc, pour l’auteure, de ne pas opposer de façon simpliste la « nécessité de se réapproprier l’espace public – à raison, ô combien » – à un univers domestique porteur « d’images peu glorieuses de repli frileux, d’avachissement devant la télévision en pantoufles ». Mais de considérer sa maison, à l’instar de Gaston Bachelard, comme le lieu qui « abrite la rêverie, protège le rêveur, nous permet de rêver en paix ». Et, ajoute l’auteure, « de disposer d’un minimum de repères, de répit et de stabilité dans sa propre vie, dans son propre univers ». Non pas pour se replier sur soi, ni sombrer dans un « embourgeoisement fatal ». Mais pour être en capacité de réagir, de réfléchir, voire de se révolter. De vivre, en somme. Dignement.