Vitez, ou l’empire des signes

Les écrits oubliés du défenseur d’« un théâtre élitaire pour tous », disparu il y a vingt-cinq ans.

Gilles Costaz  • 3 juin 2015 abonné·es
Vitez, ou l’empire des signes
Le Théâtre des idées , Antoine Vitez, anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu, Gallimard, 618 p., 26,50 euros.
© Arutjunov Vitaliy / RIA NOVOSTI / AFP

Àl’approche du Festival d’Avignon, les éditeurs réveillent les fantômes des hommes de théâtre dont la figure tutélaire a conservé une aura de vigie. Ici paraît un livre sur Jean Vilar, là un ouvrage sur Patrice Chéreau. Mais le souvenir d’Antoine Vitez devrait être particulièrement agissant, en cette année du 25e anniversaire de sa mort (le 29 avril 1990). Une bonne part de ses écrits et de ses entretiens, le Théâtre des idées, est publiée, formant un volume de 600 pages. Il y est question de ces mutations théâtrales qui, parties des années 1960 et explosives entre 1970 et 1990, ont beaucoup changé l’art de la mise en scène et du jeu, mais ont parfois été abandonnées dans un repli prudent ou sincère vers les traditions. Peu d’hommes de théâtre ont autant écrit que Vitez. Ses textes théoriques, son Essai de solitude, ses poèmes, parus chez POL, forment déjà un beau rayonnage. Cela ajoute à sa singularité : son histoire ne ressemble pas à celle de ses confrères. Il la raconte par intermittence, au détour de certains des textes de cet ouvrage posthume, savamment et fidèlement constitué par Danièle Sallenave et Georges Banu. Vitez est venu tard au théâtre. Certes, il a été acteur jeune, dans des troupes invisibles, mais il a cessé la vie de comédien un long moment pour se consacrer à un autre destin. Lui qui parlait plusieurs langues a fait des traductions, surtout du russe : les huit tomes du Don paisible, du prolifique Cholokhov, c’est lui qui en donna la version française entre 1959 et 1964. Dans cette période-là, il fut le secrétaire d’Aragon, qu’il estimait beaucoup, pour l’établissement d’une copieuse Histoire parallèle de l’URSS et des États-Unis .

En 1960, Vitez a 30 ans quand il propose enfin une mise en scène, avec l’ Électre de Sophocle. Il surprend, déconcerte, enthousiasme. Désormais, il reste sur le chemin du théâtre. Au cinéma, on ne le voit guère que dans Ma nuit chez Maud, où Éric Rohmer filme ce marxiste qui improvise brillamment sur le pari de Pascal. De 1971 à 1980, il fait du Théâtre des Quartiers d’Ivry un lieu d’expériences et de créations souvent stupéfiantes. En 1981, Jack Lang confie à Antoine Vitez le théâtre de Chaillot, où il suscite passions et polémiques. En 1988, François Mitterrand lui propose la Comédie-Française, dont l’administrateur, Jean Le Poulain, vient de mourir brutalement. Il hésite mais finit par accepter, anime deux saisons honorables où il ne semble pas donner toute sa mesure, puis, à son tour, meurt tout à coup, sans que son entourage ait perçu les signes d’une fatigue ou d’une maladie. Il n’avait pas 60 ans. L’homme était fascinant par sa capacité à suivre ses pensées non pas dans leurs lignes droites mais dans leurs circonvolutions. Ses conférences de presse, aussi recherchées que redoutées, pouvaient dépasser les trois heures tant il rebondissait d’un concept à un autre, d’une conviction à un souvenir, d’une citation à l’analyse d’un auteur aimé. Il faisait rire ses proches par ses imitations des hommes politiques (Georges Marchais, notamment) et des acteurs, mais il disait qu’il n’avait pas d’humour. Et il n’en avait guère, en effet.

Communiste, inscrit au PCF quand les intellectuels le quittaient en masse (après les révélations des crimes de Staline apportées par le rapport Khrouchtchev), Vitez s’impliquait passionnément dans la cause et les productions du théâtre public. Il se définissait ainsi : « En bon Français, je suis cartésien, jacobin, centralisateur, mais je ne suis pas constitutionnaliste. Je suis pragmatique » (à Guy Dumur et Colette Godard, 1988). Le metteur en scène a laissé deux formules qui demeurent dans les débats d’aujourd’hui : « Faire un théâtre élitaire pour tous » et « Faire du théâtre de tout. » La première lui a attiré des répliques ironiques, mais elle est pourtant claire : au-delà du principe du théâtre populaire, il faut préférer l’exigence à la démagogie. La seconde montre que Vitez a été l’un des fers de lance du théâtre qui peut se passer de textes de théâtre. Il a porté à la scène, sans les adapter, en conservant les chapitres tels qu’ils ont été écrits, des romans d’Aragon et de Guyotat, et soutenait que n’importe quel écrit était un matériau pour la scène. « Il n’y a aucune raison pour que le théâtre ne puisse s’emparer des fragments de ce texte unique qui est écrit par les gens, perpétuellement », répondait-il à Danièle Sallenave en 1976. Pourtant, ces formules ne donnent pas à voir le théâtre tel que le pratiquait Vitez. Lorsqu’on en discute avec un acteur qui a beaucoup joué avec lui, Didier Sandre, et qu’on emploie le mot de « moderne », Sandre précise : « Non, c’était plutôt archaïque. » Il entend par là qu’après un balayage ou même une ignorance des conventions, Vitez revient aux origines naïves du jeu, recherche l’évidence secrète, préfère la mise en lumière de signes au respect d’une narration. Ce processus s’opère dans une totale simplicité, souvent magnifiée par les scénographies de Yannis Kokkos. Les acteurs peuvent être au sol. La scène est sans profondeur ni jeux techniques. Et le théâtre raconte la pièce et autre chose – cette autre chose étant « l’épaisseur du temps », c’est-à-dire notre écart et notre relation avec le répertoire. Chez Vitez, la chose la plus concrète doit être aussi un signe, une idée, une traduction d’intention.

En réalité, il n’y a pas de système Vitez. Il y a une recherche qui n’a cessé d’évoluer. Ce livre, le Théâtre des idées, est aussi une provision d’idées vitéziennes, dont certaines restent d’une formidable nouveauté. Et puis Georges Banu et Danièle Sallenave ont su trouver les textes et les dialogues où l’homme dévoile sa fragilité. « Il y a chez beaucoup d’intellectuels français un goût pour la cruauté », disait-il à Banu en 1979. Aveu d’une souffrance…

Théâtre
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