« Absence injustifiée », de Caroline Troin : À la vie, à la mort
Absence injustifiée, un récit autobiographique de Caroline Troin, préfacé par François Maspero.
dans l’hebdo N° 1360 Acheter ce numéro
Le dernier chapitre éponyme du livre de Caroline Troin, Absence injustifiée, évoque la mort de François Maspero, survenue le 11 avril dernier. Une mort par surprise, inattendue. Comme tous ses amis, Caroline Troin est sonnée : « Il n’y avait rien d’autre à faire que de descendre sur le port. Le ciel était d’un bleu presque criard, les goélands piaillaient, la marée montait, c’était presque parfait pour ce chagrin “gros coefficient” qui continuait de vouloir tout submerger. » Ce livre, François Maspero l’a lu au fur et à mesure qu’il s’est écrit. Caroline Troin, dont c’est la première œuvre publiée, lui envoyait chaque nouveau chapitre. Dont celui où elle raconte comment ils se sont rencontrés, quand elle a souhaité l’inviter au festival de cinéma de Douarnenez, qu’elle animait alors. Elle, impressionnée, avec « les jambes qui flageolent », qui se voit en « Bécassine version XXIe siècle » ; lui, qui vient alors de perdre sa fille aînée, « courtois et souriant », « honnête jusqu’au bout de ses entêtements, au prix de tant de batailles, de colères qui ne s’éteindront pas ». C’est pourquoi l’auteur du Sourire du chat a naturellement rédigé la préface, quelque temps avant de disparaître – son très probable dernier texte. « Peut-être […] le lecteur sera-t-il particulièrement sensible à cette boulimie de vie, cette nécessité quasi viscérale qui pousse la narratrice à chercher l’amitié des vivants, à se lier encore et toujours plus avec de nouveaux amis venus du monde entier – migrants, clandestins, ne pas s’abstenir », écrit-il.
Voilà en effet l’une des inclinations de Caroline Troin qui compte parmi ses points communs avec François Maspero. Comme le fait d’avoir perdu un proche lorsqu’elle était enfant, en l’occurrence sa mère, Anita, alors que l’auteure n’avait pas 9 ans. Elle raconte ce moment terrible et à jamais déterminant à la hauteur de l’enfant qu’elle était : « On est dans un jardin, ma sœur Florence et moi, et [mon père] répète doucement : “Votre maman s’est endormie… pour toujours.” » Si Absence injustifiée est bien un récit autobiographique, composé de brefs chapitres, Caroline Troin n’y détaille pas tous les épisodes de sa vie. Ce qu’elle délivre, sans respecter l’ordre chronologique, c’est tout un stock d’émotions emmagasinées, depuis le Maroc, où elle a vécu ses premières années, jusqu’aux joies que lui procurent ses deux filles devenues grandes en passant par sa longue fréquentation de Douarnenez, qu’elle a contribué, grâce au festival de cinéma – et désormais au collectif Rhizomes, organisateur de résidences d’écrivains venant du monde entier –, à ériger en carrefour international des peuples minoritaires ou opprimés. Ainsi, Caroline Troin ressuscite en quelques pages tendues Natacha, la journaliste russe tuée avant de pouvoir atteindre la France, car elle enquêtait sur des meurtres en Tchétchénie que le pouvoir mafieux préférait laisser dans l’ombre. Ce sont ses amis de Grozny qui sont venus parler d’elle, eux-mêmes menacés. Mais il y a aussi le quotidien plus calme, Douarnenez au jour le jour, au passé flamboyant mais perdu, sur lequel l’auteure pose un regard mêlant tendresse et lucidité : « Les revues de patrimoine maritime ont bon teint, les Fêtes des Vieux Gréements font recette, mais l’embauche diminue sans cesse, et c’est ainsi. »
Ses souvenirs d’enfance ne sont pas tous dominés par la tristesse. L’auteure raconte par exemple comment, sur le chemin de la plage, au Maroc, la voiture d’un ami de ses parents, qui les avait embarquées, sa sœur et elle, avec ses propres filles, a été bloquée par les tirs d’une escouade de militaires. Plus de peur que de mal, en réalité – et les filles se rappellent surtout des beignets dont elles ont pu s’empiffrer, que l’adulte leur offrait pour détourner leur attention… Caroline Troin a trouvé une voix singulière, la sienne, qui fait vibrer son récit. Des accents de l’enfance résonnent avec des expressions populaires, et la mélancolie n’y est jamais pesante. Pourtant, nombreuses sont ces « absences injustifiées » : des disparus qui circulent dans le livre tels d’aimables spectres, toujours présents dans le cœur et l’esprit de la narratrice. Au premier rang desquels, bien sûr, Anita, sa mère, qui l’accompagne partout, y compris, quarante ans plus tard, dans la médina de Fès : « Tu étais juste une odeur, et tu flottais autour de moi. Fantôme et fumée, libellule, parfum envolé. Enfance légère. C’est tout. »