Cyberactivisme : sous le masque d’Anonymous, l’extrême droite
En s’emparant de la symbolique Anonymous, un groupuscule complotiste a lancé un appel au « coup d’État citoyen » pour le 14 juillet au matin. Enquête sur une récupération insidieuse.
dans l’hebdo N° 1361 Acheter ce numéro
Tenez-vous prêts ! La révolution citoyenne est prévue pour mardi 14 juillet à 10 heures, sur les places centrales d’au moins dix villes de France, selon un scénario tout droit sorti du film de James McTeigue V pour Vendetta (2006) : une foule anonyme, « apartisane » et pacifique, fondant sur la ville au ralliement d’un mot d’ordre propagé sur Internet : « Nous sommes légion, redoutez-nous. » Seule certitude pour l’heure, la révolution « Anonymous » aura au moins été un événement numérique. L’appel à la révolte a été vu par plus de deux millions d’internautes sur Facebook, et ses relais se multiplient dans une grande confusion sur les réseaux sociaux.
À l’origine de cette fièvre, un mot d’ordre lancé en mars 2014 par « Démosophie », un groupuscule complotiste. Dans une vidéo postée sur YouTube, quatre « porte-parole » exposaient alors leur plan pour « sauver la nation française ». Ils ont depuis constitué un « conseil national de transition », « seule autorité légitime de la France dès la fin du défilé symbolique des troupes françaises », mardi prochain. Là, grâce à l’assistance des forces de l’ordre, ils se feront ouvrir les portes de l’Élysée… Dans sa campagne de libération du « peuple de France », Démosophie n’omet pas un détail important : sa boutique en ligne. Pour 59 euros, l’internaute peut s’offrir une boîte de « panacées synergétiques » pour se protéger de la toxicité des « chemtrails », les nuées blanches qui se dessinent dans le sillage des avions de ligne, prétendument cancérigènes, selon un gimmick complotiste. Il lui en coûtera 41 euros pour acquérir le livre d’Éric Fiorile, l’animateur de Démosophie, sans oublier les appels aux dons à l’ordre du « Mouvement du 14 juillet ». Le projet révolutionnaire du groupuscule connaissait jusqu’alors une audience médiocre, jusqu’à ce que le mot d’ordre soit relayé en février avec toute la symbolique des Anonymous (une voix synthétique énonce un texte sentencieux sur fond d’images chocs). Depuis, c’est l’explosion. À tel point qu’un groupe de « vrais Anonymous » a jugé nécessaire de communiquer dans une vidéo pour dénoncer « une supercherie ». « Ce n’est ni la première ni la dernière fois que ce type de débat a lieu au sein de la communauté, note Frédéric Bardeau, journaliste et auteur d’un livre sur les Anonymous [^2]. Le mouvement, de toute façon, est un pugilat permanent. Chaque communiqué vient après un long débat. Une quinzaine de personnes arrivent à se mettre d’accord contre tous les autres. » Ces « indignés du Web » n’ont ni organisation ni ligne idéologique, si bien que tout le monde peut s’en revendiquer, y compris l’extrême droite complotiste. L’appel du 14 juillet constitue toutefois un glissement qui frise la récupération. La référence à la nation – aux mains d’ « un gouvernement au service d’intérêts étrangers » – est en décalage avec l’esprit des pionniers du mouvement, héritiers d’une cyberculture qui rejette tout ce qui peut constituer un obstacle à la liberté numérique, ordre et frontières compris.
Les Anonymous sont sortis des arcanes des forums en ligne en s’attaquant d’abord aux sites Internet pédophiles et à la scientologie, pour ensuite gagner la rue, début 2008, avec le fameux masque de Guy Fawkes, personnage de la « Conspiration des poudres » de 1605, en Grande-Bretagne. Anonymous est un slogan, « un Che Guevara 2.0 », précise Frédéric Bardeau. « C’est devenu un symbole que chacun peut récupérer. » En faisant de l’absence de règles son principe fondateur, le mouvement refuse aussi tout rôle structurant dans le champ politique. « Il y a une schizophrénie au sein de la communauté Anonymous, note d’ailleurs Frédéric Bardeau. Toute une partie du mouvement est surtout animée par la recherche du LOLz [humour sardonique caractéristique des forums que fréquentent les Anonymous, NDLR]. Ceux qui s’intéressent à la politique passent pour des guignols. » Séditieux des jours fériés, complotistes et nostalgiques de la Manif pour tous sont donc attendus avec leurs masques, ce mardi, pour un grand moment de confusionnisme. À Paris, rendez-vous est fixé place de la Concorde, à l’heure où les chefs d’État doivent assister au défilé militaire. Un choix pas si naïf, jugent les « antifascistes », qui organisent la riposte sur Internet [^3]. Les organisateurs pourront sans mal justifier l’échec de leur « coup d’État citoyen » et poursuivre leur triste business. À l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune manifestation n’a été officiellement déclarée.
[^2]: Anonymous, peuvent-ils changer le monde ?, Frédéric Bardeau & Nicolas Danet, Fyp, 200 p., 19,50 euros.
[^3]: Lire notamment debunkersdehoax.org