Dossier «Bobo»: à qui profite le discours anti-élites ?
dans l’hebdo N° 1360 Acheter ce numéro
«Bobo » est un mot-valise créé en 2000 par le journaliste américain David Brooks pour désigner une nouvelle classe dirigeante issue de la société de l’information. Immédiatement repris par Courrier international, le terme se diffuse à toute allure dans les médias français, avec un sens plus péjoratif. Le « bourgeois-bohème » est un citadin « pétri de contradictions, de bons sentiments et d’égoïsme », écrit Libération en juillet 2000, dans l’un des premiers articles consacrés à l’expression. « Éditorialement, le terme est bankable !
Tout le monde est très concerné par la question des modes de vie », remarque Emmanuelle Lallement, ethnologue à Paris-Sorbonne. Le terme est ensuite utilisé par le géographe Christophe Guilluy pour parler de gentrification, processus de remplacement des populations pauvres des quartiers populaires du centre-ville par la classe moyenne. Il désigne rapidement les élites intellectuelles dans leur ensemble. Et c’est surtout la gauche qui est visée dans les innombrables commentaires haineux qui fleurissent sous la plume des « trolls », ces cyber-polémistes très actifs sur les forums en ligne. La solidarité ? De la « bien-pensance » ! Le multiculturalisme ? Du « bobo-masochisme » !
Le ressentiment anti-bobo est repris et attisé par les dirigeants du Front national ou par Nicolas Sarkozy, qui trouvent à peu de frais un moyen de se revendiquer du peuple, qui serait de droite, voire d’extrême droite, par essence. Un autre attiseur de haine se montre particulièrement friand du terme : Alain Soral, qui drague la France populaire et multiculturelle en faisant du « bobo », défini comme « culturellement de gauche et économiquement de droite », un ennemi sur mesure. Son groupe « Égalité et Réconciliation », qui pose en étendard « la gauche du travail, la droite des valeurs », fait florès sur le vide idéologique laissé par l’échec de la gauche dans les classes populaires. Or, la catégorie « bobo » ne résiste à aucune étude sociologique sérieuse. Selon le cabinet d’étude YouGov, qui conduisait en 2013 un sondage sur le terme, *« “bobo” est plus une question de style que de groupe social ».
« Les supposés “bobos” ne ressemblent en rien aux bourgeois, note d’ailleurs le sociologue Éric Agrikoliansky, auteur d’une enquête électorale sur les municipales parisiennes de 2008 [^2]. Le revenu net imposable moyen par foyer est trois fois plus élevé dans le XVIe arrondissement de Paris [quartier bourgeois] que dans le Xe, celui du canal Saint-Martin, supposé être le “boboland” », écrit-il. « Nous sommes dans un processus de catégorisation qui ethnicise tout, analyse Emmanuelle Lallement. “Bobo” est l’ethnicisation d’une catégorie définie par un ensemble de pratiques, une histoire, des croyances. Et le FN adore créer de l’ethnicité dans notre société. Il est pour que les gens soient différenciés. »*
Toute pensée sur les rapports de classe est évacuée. « Laisser croire que les “bobos” dominent l’espace social des classes supérieures, c’est bien naïvement accepter de poser un voile pudique sur la bourgeoisie, sa philosophie sociale et ses intérêts », ajoute Éric Agrikoliansky. Le champ social n’est plus perçu par le prisme des revenus, mais à l’aune de supposées catégories culturelles, rendant invisibles les vrais mouvements de transformation sociale : le déplacement des richesses vers le capital, « la précarisation croissante des professions intellectuelles et l’appauvrissement général des classes moyennes », constate Xavier de La Porte, rédacteur en chef de Rue89, lors d’une étude sur la diffusion éclair du mot [^3].
« Le discours anti-bobo a pris place dans une vision particulièrement pernicieuse du monde social et de ses divisions », juge Sylvie Tissot, sociologue à Paris-8, dans une tribune à l’Humanité. Vision qui consacre un populisme réactionnaire dirigé contre les classes moyennes, sans inquiéter ceux qui rêvent de millions d’euros ou d’avoir une Rolex avant 50 ans.
[^2]: Paris en campagne, Éric Agrikoliansky, Jérome Heurtaux, Brigitte Le Grignou, Éd. du croquant, 2011.
[^3]: In la France invisible, Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard (dir.), La Découverte, 636 p., 26 euros.