Eva Illouz : « L’abondance met le désir en échec »
Selon Eva Illouz, la relation amoureuse est certes plus libre aujourd’hui, mais elle est institutionnalisée par la consommation.
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Eva Illouz est sociologue des émotions, elle travaille depuis des années sur le sentiment des sentiments : l’amour. Après avoir étudié comment le capitalisme a conduit à l’avènement de « l’idéologie » psychologique ( les Sentiments du capitalisme, Seuil, 2006), elle a consacré un ouvrage à « l’expérience amoureuse dans la modernité » ( Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012). Dans ce livre qui ambitionne de « traiter l’amour romantique comme Marx les marchandises », elle analyse les changements de paradigmes de la rencontre amoureuse à travers les chefs-d’œuvre de la littérature des siècles passés (Flaubert, Jane Austen…), mais aussi le Journal de Bridget Jones ou les témoignages qui circulent sur Internet. Eva Illouz a publié l’an dernier Hard Romance, Cinquante Nuances de Grey et nous (Seuil) : elle voit dans ce best-seller « une sorte de baromètre des normes et des idéaux » de notre société.
Dans Pourquoi l’amour fait mal, vous expliquez que les rapports amoureux ont subi une « grande transformation » comparable à celle analysée par Karl Polanyi dans le secteur de l’économie de marché. Quelles sont les caractéristiques de l’amour moderne par rapport à l’amour pré-moderne ?
Eva Illouz : Permettez-moi une précision en préambule : les sociologues ont tendance à voir dans l’histoire humaine davantage de ruptures que les historiens, qui font plus attention aux détails et voient plus de continuité entre les périodes. En tant que sociologue, j’observe les grands changements, ceux qui concernent les structures sociales ou culturelles. Même si les sentiments ressentis à l’ère moderne n’étaient pas absents de l’ère pré-moderne – il y avait bien sûr de la souffrance amoureuse ! –, il n’en reste pas moins que la souffrance ressentie par Emma Bovary n’est pas tout à fait de même nature que celle éprouvée par la féministe émancipée lorsque son copain la quitte. Pourquoi ? D’abord parce que la structure objective des conditions de vie des femmes a changé, et parce que le féminisme change la façon dont les femmes vivent leur dépendance. Ensuite, parce que la structure même de la rencontre amoureuse, mais aussi du discours amoureux – qui permet aux acteurs de comprendre leurs sentiments, de leur attribuer une cause et un programme de changement –, a radicalement changé.
Dans quel sens ?
J’observe trois changements majeurs. Premièrement : la rencontre amoureuse a aujourd’hui peu de règles et de normes. Par le passé, la rencontre suivait une structure assez claire : faire la cour était une pratique qui se réalisait par étapes et selon des codes connus à l’avance par les participants. On savait comment engager le processus pour faire une demande en mariage, ou même simplement devenir le soupirant de quelqu’une. Aujourd’hui, nous sommes dans ce qu’Ulrich Beck a appelé le « chaos des relations amoureuses ». Non seulement la relation peut prendre une grande variété de formes, mais la rencontre en elle-même est devenue confuse : on ne sait plus très bien quoi attendre de l’homme ou de la femme que l’on convoite, ni de nous-mêmes. Nous n’avons plus vraiment de code pour déchiffrer ses mots et ses actes. C’est chacun sa psychologie. Or, se rabattre sur le psychique pour expliquer ou comprendre la conduite de l’autre, c’est avoir renoncé au social et à la norme. Deuxième changement : auparavant, faire couple relevait d’un processus linéaire (la rencontre, puis la naissance du sentiment, ensuite le mariage, enfin la relation sexuelle) ; aujourd’hui, nous assistons à une division de ces séquences en chemins séparés et autonomes. Le mariage moderne est censé regrouper toutes ces étapes, alors qu’avant on pouvait se marier sans amour ou sans penser qu’on aurait une vie sexuelle « épanouie ». En parallèle, a émergé une nouvelle catégorie de relations sociales : la relation sexuelle en tant que telle, qui ne vise pas forcément à la relation, à l’échange émotionnel, et encore moins à l’institutionnalisation conjugale. La sexualité est devenue un domaine d’exploration et d’affirmation de soi autonome, et assez peu lié, au fond, à l’amour ou à la vie en commun.
Quel est le troisième changement ?
Les règles d’endogamie, qui faisaient qu’il y avait une contrainte très forte sur le choix du conjoint, ont été levées. En principe, et c’est très bien, il n’y a plus d’obstacle à ce que des gens se marient entre ethnies, entre classes, entre religions ou entre nationalités… Cette levée de la règle endogamique a eu pour effet de créer un véritable « marché de la rencontre », où les hommes et les femmes s’approchent désormais de façon dérégulée, sans le poids des normes et des tabous sociaux. Évidemment, il existe des mécanismes qui nous pousseront à préférer un(e) partenaire qui nous ressemble, mais il s’agit d’une contrainte intérieure aux individus, non plus d’une contrainte objectivée dans le tissu social.
Nous serions donc incroyablement plus libres dans le choix de notre conjoint ?
Oui, mais attention ! Il y a certes un mouvement de libération, mais aussi un mouvement d’institutionnalisation, différent du précédent, mais toujours très prégnant. Et ce qui institutionnalise la relation moderne, ce n’est plus la religion, c’est la consommation.
En quoi la société de consommation a-t-elle transformé le désir amoureux ?
Ce qu’on a pensé comme la liberté sexuelle est l’aboutissement d’un long retravail de la perception du corps, du désir, des sentiments par la culture de consommation, qui a réorganisé de l’intérieur nos désirs et notre sexualité. Bien avant la révolution sexuelle des années 1970, dès le déploiement de la culture de la consommation, au début du XXe siècle, le cinéma, la publicité et toute l’industrie des biens marchands se sont servis de l’image sexualisée du corps pour vendre : la cosmétique, la mode, le sport, l’industrie de la beauté, le tourisme… Contribuant ainsi à instaurer un nouveau régime de la rencontre amoureuse fondé sur la perception visuelle, le « beau corps », le « sex-appeal » .
Aujourd’hui, sur le « marché marital », l’offre est devenue pléthorique. En parallèle, on constate l’augmentation des phobies de l’engagement, des troubles du désir…
La phobie de l’engagement ou l’aboulie sont précisément dues à cette situation de marché. Dans le marché de la rencontre, il y a quelque chose qui ressemble beaucoup à la situation du consommateur : les partenaires sexuels se présentent en très grand nombre, ce qui fait que le mécanisme du choix s’enraye, et on ne sait plus qui choisir ni comment. Cette offre pléthorique crée une grande confusion psychique : avoir le choix donne le sentiment que c’est mieux, mais, en réalité, toutes ces possibilités, tous ces critères d’évaluation que nous posons pour évaluer un partenaire, complexifient les choses et créent un flou cognitif et émotionnel. Le choix est devenu une activité sociale en soi, tant dans le domaine de la consommation que dans celui des relations amoureuses. Avec cette contradiction que l’on est plus à même de ressentir des sentiments forts dans des conditions de rareté : quand on pense qu’un objet est rare, on le désire davantage. C’est d’ailleurs le problème qui se pose à la société de consommation : créer du désir en situation d’abondance constante est une véritable gageure, car celle-ci met en échec la dynamique du désir.
En même temps, il y a toujours cette croyance dans le coup de foudre, dans l’amour romantique, qui est l’inverse de la consommation…
Absolument. Nous subissons une injonction contradictoire entre cette idée de l’amour éternel, unique et total, qui nous vient d’une culture religieuse, et des pratiques sexuelles qui contredisent cette vieille structure narrative du grand amour. Autrement dit, nous ne disposons plus de la structure sociologique pour accompagner la structure culturelle du « grand amour ». Et cela rend beaucoup plus difficile l’accès à cet idéal.
D’où cette souffrance quand on n’obtient pas l’amour que l’on recherche…
Exactement. Par le passé, la souffrance amoureuse était recyclable parce que, dans la culture chrétienne, la souffrance a une place et une fonction. Plus tard, c’est le signe d’une grande âme, d’une âme forte. Or, dans la « culture psychologique » dans laquelle nous évoluons désormais, la psyché doit travailler de façon utilitaire : elle doit penser à son bien-être, avoir des expériences qui la tirent vers le plaisir, l’utilité personnelle, la satisfaction des besoins. Une expérience qui ne serait pas de cet ordre signifie qu’il existe une pathologie psychique, un dysfonctionnement à réparer. Si la possibilité de vivre un amour heureux est devenue synonyme de bonne santé mentale, la souffrance amoureuse fait d’autant plus mal qu’elle est considérée comme une anomalie.
On souffre de l’amour aujourd’hui plus qu’hier ?
Oui, on souffre plus qu’hier de la solitude, de toutes les indignités causées par l’abandon ou le manque d’amour, de l’asymétrie, de l’inégalité, du fait même que l’on ne sait pas ce que l’on ressent. C’est ce qui explique à mon avis le succès de Cinquante Nuances de Grey. Ce que ce livre met en scène, par la relation sadomasochiste entre les deux protagonistes, c’est le fantasme que celui qui souffre peut arrêter cette souffrance simplement en disant à l’autre : « Arrête. » Par ailleurs, la souffrance (physique) y est présentée comme un plaisir : elle n’est pas humiliante, contrairement à ce qu’on peut lire dans les ouvrages du marquis de Sade, où c’est une façon de décomposer la structure morale du moi. La souffrance y est le signe que la jeune femme, Ana, apprend son autonomie à travers le plaisir sexuel. La relation sadomaso révèle paradoxalement l’aspiration à l’égalité des partenaires. Au fond, ce livre nous dit que la souffrance, non seulement ne nous avilit pas, mais nous donne accès à notre propre plaisir.