Faits divers et jihadisme
Après ce qu’on a appelé le « vendredi noir », Manuel Valls a repris des mots qui appartiennent aux néoconservateurs américains.
dans l’hebdo N° 1360 Acheter ce numéro
À qui Manuel Valls veut-il plaire ? En évoquant une « guerre de civilisation » au lendemain des massacres de Sousse, du Koweït et du sordide crime de l’Isère, il a repris des mots qui appartenaient au vocabulaire de George W. Bush et de son entourage néoconservateur. Une formulation dont Nicolas Sarkozy avait également fait un usage surabondant. Ce qui vaut au Premier ministre les lazzis de la droite, qui salue son ralliement. S’il a voulu plaire au Front national, c’est raté. Car, comble d’ironie, le numéro deux du FN, Florian Philippot, a sévèrement critiqué le propos en rappelant qu’il s’agissait là de la « rhétorique qui avait autorisé la guerre en Irak ». « Une catastrophe », a-t-il commenté.
Manuel Valls a eu beau modérer la formule en précisant que ce n’était pas « une guerre entre l’Occident et l’islam », l’expression est en elle-même assez connotée pour faire des ravages dans l’opinion. Pour qu’il y ait guerre de civilisation, il faudrait en effet que Daech soit représentatif d’une civilisation. Laquelle ? Mais il n’y a pas que cette expression volontairement malheureuse qui soit anxiogène. Comme plusieurs dirigeants de droite et certains ministres, dans le sillage du premier d’entre eux, se sont empressés de classer l’assassinat de l’Isère dans la catégorie « attentat terroriste ». Alors que rien n’est moins sûr. L’assassin, Yassin Salhi, qui a reconnu avoir tué puis décapité son patron, avec lequel il avait eu un différend, nie avoir agi au nom d’une organisation jihadiste. Certes, ses dénégations ne suffisent pas. Mais cela mérite au moins réflexion. Nous sommes là dans ces zones grises que l’on va rencontrer de plus en plus fréquemment et où le discours jihadiste influence des crimes qui auraient peut-être été commis de toute façon.
Il faut lire à cet égard ce que dit un homme plus que légitime sur ces questions : le juge antiterroriste Marc Trévidic. Dans un entretien au Télégramme, il parle de « délire jihadiste exponentiel » avec « des personnes qui sont à la limite de la psychopathie ». Il estime même que « la religion n’est pas le moteur » de ce jihadisme. Selon lui, ils agissent « à 90 % pour des motifs personnels ». Mais il est vrai que la représentation d’un jihad global, une « cinquième colonne », comme le dit Christian Estrosi, présente quelque avantage politique. Le thème est porteur dans une France en pleine crise sociale. La peur relègue d’autres questions au second plan. Ce discours est aussi dangereux que difficile à réfuter car il contient une part de vérité. Il procède d’une amplification d’une réalité qui est elle-même complexe. On peut vouloir insister sur les motivations pseudo-religieuses, ou sur l’aspect faits divers. C’est selon. Mais, l’effet politique n’est pas le même. Il est plus facile de mobiliser contre l’islamisme radical – sans oublier de « dénoncer », avec une bonne dose d’hypocrisie, les amalgames – que de convaincre sur les questions économiques et sociales…
Ce n’est évidemment pas la même chose en Tunisie. Le massacre de Sousse (39 morts, dont 38 touristes) a des motivations politico-religieuses. Il s’agit pour les salafistes jihadistes, proches du mouvement Ansar Al-Charia, d’anéantir l’économie du pays, qui repose en grande partie sur le tourisme. C’est une guerre ouverte à la « transition démocratique », encore fragile et unique dans le monde arabe. C’est une guerre contre ceux des islamistes qui, comme les dirigeants d’Ennahdha, proches des Frères musulmans, ont fait le pari de la démocratie et admis une certaine forme de laïcité. Mais on ne peut oublier, là non plus, le facteur social. Le tueur de Sousse, Seifeddine Rezgui, venait d’une ville du centre du pays, Gaâfour, où le chômage est massif, et le désespoir de la jeunesse total.
Fait symptomatique : les jeunes Tunisiens sont les étrangers les plus nombreux à rejoindre la Syrie. Et le pays risque de sombrer dans une terrible spirale. Ceux qui torpillent l’économie du tourisme plongent un peu plus la Tunisie dans la misère. Ils espèrent recréer le terreau favorable à leur idéologie. Le combat se mène là sur trois fronts : sécuritaire, économique et politique. Mais mêler le crime de l’Isère à la situation tunisienne et aux attentats dans le Golfe, comme celui qui a fait 27 morts le 26 juin dans une mosquée chiite du Koweït, relève surtout du discours politicien.