Gauche interdite
Livrée au libéralisme, l’Europe est redevenue le théâtre de tous les nationalismes. Tantôt en son nom, tantôt contre elle.
dans l’hebdo N° 1362 Acheter ce numéro
La Grèce, ces jours-ci, c’est un peu la chèvre de Monsieur Seguin [^2]. Cette pauvrette qui, pour avoir voulu rester libre dans les pâturages, fut attaquée par le loup avec lequel elle batailla toute la nuit, avant de succomber, au petit matin, sous les crocs du carnassier. L’histoire d’Alexis Tsipras rappelle l’héroïsme vain de la chèvre du conte provençal. L’ennemi était féroce et le combat déséquilibré. Ce petit détour littéraire pour nous éviter deux écueils : le déni et le dépit. Il faut d’abord voir les choses en face : le Premier ministre grec a cédé sous les coups. Mais faut-il, de dépit, instruire son procès en trahison ? Évidemment, non. Alexis Tsipras s’est battu courageusement. Sans doute a-t-il commis des erreurs. Peut-être a-t-il sous-estimé la froide détermination de l’armada politico-financière qu’il avait face à lui. Peut-être a-t-il imaginé qu’un vague sentiment humanitaire ou démocratique arrêterait à un moment donné le rouleau compresseur. On sait qu’il n’en a rien été.
Au bout de la nuit, il a dû faire un choix : défier l’implacable ministre allemand des Finances, Wolfgang Schaüble, grand ordonnateur du désastre grec, ou plier, en s’efforçant de sauver ce qui pouvait encore l’être, l’appartenance de la Grèce à la zone euro. Dans le premier cas, il faisait prévaloir son ego, mais entraînait son peuple dans une crise sociale et sanitaire dont il était impossible de mesurer les conséquences. Il a choisi la seconde voie, limitant un peu – très peu – la casse à court terme, mais essuyant une défaite qu’on ne manque pas de lui reprocher sur sa gauche. Et ne faisant peut-être que retarder le fameux « Grexit » (voir l’article d’Angélique Kourounis, pp. 6 et 7). L’histoire jugera. Mais le vrai bilan de cet interminable conflit n’est pas pour demain. Surtout que nous avons tous été ballottés par les événements depuis un mois. J’évoquais voici deux semaines ce que j’appelais « la bataille d’interprétation ». Qui a gagné ? Qui a perdu ? Nous y sommes. Et la presse et les politiques de droite s’en donnent à cœur joie. Ils ne se privent pas d’encaisser les dividendes du succès. L’intention est transparente : il s’agit de décourager les peuples européens de porter à leur tête un autre Tsipras. Ce n’était d’ailleurs pas loin d’être l’enjeu principal de la bataille. Électeurs espagnols, irlandais, français, à bon entendeur… Le message est clair. Si vous ne pliez pas, on vous brisera.
La violence des dirigeants allemands a sans aucun doute marqué les esprits. Mais dans quel sens ? Les futurs électeurs européens vont-ils être terrorisés ? Ou bien, au contraire, vont-ils se dire que tout cela est insupportable, et que l’Union européenne a révélé dans cette affaire son pire visage, et peut-être son vrai visage ? En tout cas, les leçons politiques de cette crise vont bien au-delà de la Grèce. C’est un peu comme si on venait de nous dire que, désormais, toute politique de gauche est interdite. Prohibée par un mystérieux décret. Et que nous sommes enfermés dans une prison idéologique qui n’autorise plus aucun choix. Mais, en vérité, tout ça n’est pas si nouveau. Les dirigeants allemands ont agi dans la grande tradition coloniale. Ce régime, les pays africains l’ont enduré pendant un demi-siècle, et aujourd’hui encore : pillage, plans du FMI, réformes « structurelles »… On connaît la mécanique ! À cette différence près qu’en Afrique les puissances se sont toujours débrouillées pour mettre en place des potentats locaux aussi dociles que corrompus. Alors que le « petit » Tsipras, même vaincu, n’est pas leur homme lige (sa chute serait d’ailleurs leur ultime victoire). Ce retour à un colonialisme primaire au cœur de l’Europe doit nous inspirer quelques réflexions [^3]. Par exemple, celle-ci. L’un des arguments qui ont plaidé en faveur de la construction européenne, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, c’est la lutte contre les nationalismes. C’est l’Europe, facteur de paix. Or, que voit-on aujourd’hui ? Que livrée au libéralisme, elle est au contraire redevenue le théâtre de tous les nationalismes. Tantôt au nom de l’Europe, tantôt contre elle. L’Allemagne de M. Schaüble et du social-démocrate Sigmar Gabriel n’en est pas exempte. Et que dire de ses alliés finlandais, de droite et d’extrême droite, pour qui les Grecs méritent la même considération que les migrants érythréens ? Bref, la haine de classe, le mépris pour les peuples et le racisme font bon ménage. Où allons-nous de ce pas ?
Quant à François Hollande, il s’en tire bien. Il va glaner ici ou là quelques points dans les sondages. Il a admirablement joué les « go-between » et a su le faire savoir. Mais sur le fond ? Comme il l’a reconnu lors de son entretien du 14-Juillet (« J’ai dit à Alexis Tsipras : “aide-moi à t’aider” »), c’est sur la Grèce qu’il n’a cessé de faire pression afin qu’elle accepte les conditions qui lui étaient imposées. Peut-être a-t-il convaincu Tsipras de ne pas se lancer dans l’aventure de la sortie de l’euro. Mais, peut-être que Tsipras n’avait besoin de personne pour le comprendre… C’est en tout cas très insuffisant pour nous faire croire que la France a résisté à l’Allemagne, et qu’il s’agit là d’une grande victoire. Quoi qu’il en soit, la crise grecque marque un tournant. Toutes les forces de gauche – réellement de gauche – vont devoir d’urgence en tirer les leçons.
[^2]: In les Lettres de mon moulin , Alphonse Daudet.
[^3]: Voir notre dossier sur la nation
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.