La prison ne fait pas de sentiment
Au-delà de la privation de liberté, le système pénitentiaire dénie aux détenus tout accès à l’amour et à la sexualité, pourtant gages de réinsertion.
dans l’hebdo N° 1363-1365 Acheter ce numéro
On n’est jamais à l’abri d’un coup de foudre. C’est probablement ce qu’a pensé le directeur de la prison pour femmes de Versailles, Florent Goncalves, tombé amoureux d’une détenue. Pas n’importe quelle détenue, certes. Emma avait joué le rôle de l’appât pour le « gang des barbares » en 2006. Cet amour lui a coûté son poste et un an de prison. Autre histoire, celle d’une certaine Louise, mariée et mère de trois enfants, longtemps psychologue pour l’administration pénitentiaire avant de voir sa vie bouleversée par sa passion pour un braqueur et meurtrier. Amour transi, amour interdit. Elle devra démissionner et connaître l’épreuve du courrier, du parloir, en attendant les premières permissions. Médecin, Béatrice Poissant pouvait-elle imaginer elle aussi tomber amoureuse de Dany Leprince, jusqu’à épouser en prison un homme condamné à perpétuité ? Ces cas restent exceptionnels. Tout comme les histoires de ces femmes attirées par les tueurs en série qu’évoque Isabelle Horlans dans l’Amour (fou) pour un criminel. La légende rapporte ainsi que Landru aurait reçu huit cents demandes en mariage pendant son incarcération…
Le plus souvent, l’amour en prison circule avant tout à travers la correspondance. Simplement entretenue par un couple séparé par l’incarcération, parfois initiée par un détenu, parfois par un tiers qui cherche à apporter du réconfort, à la suite d’une petite annonce ou à l’initiative d’une association. Le Courrier de Bovet, créé en 1950, en est un exemple, encourageant par courrier (sous pseudonyme) le maintien des liens dedans/dehors. Qu’il s’agisse d’une liaison avec son avocat(e), d’une rencontre avec un membre de l’administration pénitentiaire ou exerçant pour elle (psychologue, médecin, bibliothécaire, enseignant), ou d’une relation épistolaire, l’amour en prison arrive bien souvent de l’extérieur. À l’intérieur, c’est autre chose. Ce sont d’abord de longues files d’attente avant l’accès aux parloirs, peuplées de femmes (les hommes représentent 97 % de la population carcérale). Des parloirs bien différents d’un établissement à l’autre mais tous surveillés. Hygiaphones et plexiglas ont presque disparu (réservés aux sanctions disciplinaires, aux locataires du mitard). Certains sont de grandes salles communes, d’autres des pièces exiguës, d’autres encore des box. Dans ce cas, on suspend un drap avec quelques punaises de sorte à chiper un brin d’intimité, pour bien souvent une demi-heure de visite. La peine ne s’applique ainsi pas au seul détenu, mais aux proches (mère et enfant n’y échappent pas). Elle est double et additionne les douleurs. « Le parloir est un espace de frustration pour tout le monde, loin d’être un lieu d’apaisement, où le détenu est figé dans son enfermement, observe Didier Cros, réalisateur, auteur des (remarquables) documentaires sur la cosmogonie carcérale Parloirs et Sous surveillance. Pour certains, ç’en devient un espace de non-communication. C’est le paradoxe du parloir. » Il n’empêche : elles restent nombreuses, ces femmes aux parloirs, joliment apprêtées, maquillées, souvent en minijupe. Non sans hasard. Question de sexualité pratique. À califourchon, au débotté. La sexualité, justement. Dans les textes, rien ne l’interdit en prison ; rien ne l’autorise non plus. Selon le code de procédure pénale, si le terme de sexualité n’est pas évoqué, tout acte obscène à la vue des surveillants ou des codétenus est passible de sanctions disciplinaires. Or, le parloir reste un espace public et doit donc être préservé. Sous peine d’être suspendu de droit de visite.
« C’est un point de chantage pour les détenus comme pour les surveillants, souligne Sandrine Ageorges-Skinner, mariée à un Américain dans les couloirs de la mort depuis 1995, qu’elle a rencontré via un échange épistolaire. L’émotion devient une monnaie d’échange. C’est un vol de courrier, n’importe quelle sanction, ou bien l’interdiction de visite. C’est le sucre et la baguette ! » Résultat, entre la loi et les faits, « une forme d’anarchie règne au sein d’un système bien réglementé. C’est un autre paradoxe », poursuit Didier Cros. Le rapprochement des corps en prison est alors « au bon vouloir du chef d’établissement et du personnel, un peu à la tête du client. Il est certain que le fouteur de merde sera suspendu de parloir. C’est aussi une sorte de paix sociale qui s’achète de chaque côté ». Paix sociale ou pas, tolérée si elle est discrète – vieilles traces de sentiment judéo-chrétien qui voudrait que la privation de liberté s’accompagne de privation d’amour, bien que partie intégrante de la réinsertion –, la sexualité reste un sujet tabou. Comme l’homosexualité. Il n’empêche, dans ces murs de frustrations, où faire l’amour devient un acte de résistance, « la logique de privation mène à des schémas d’adaptation », estime Didier Cros, a fortiori quand on a besoin de soutien affectif. Dans ce tableau muré, partagé d’ombres et d’interdits, demeurent les unités de vie familiale (UVF) : de petits logements, dans l’enceinte même des établissements pénitentiaires, où un détenu, condamné ou prévenu, peut retrouver ses proches (une fois tous les trois mois) pour une durée progressive de six à soixante-douze heures (à charge pour lui de s’acquitter des repas selon la cantine et ses moyens). Des appartements meublés, cernés de grillage et dotés d’une terrasse ou d’un patio. Ni œilleton ni caméra. Soit un espace d’intimité. Reste un bémol, le manque de places disponibles : sur 188 prisons en France, il n’existe que 85 UVF dans seulement 26 établissements. Bien peu pour vibrer d’amour ou entretenir un coup de foudre.