La Réunion a une dent contre les requins
Sur l’île, les nombreuses attaques génèrent des tensions alors que les études scientifiques livrent leurs premiers résultats.
dans l’hebdo N° 1362 Acheter ce numéro
Sur les planches de surf portées comme des étendards, les slogans « Stop au massacre » ou « À qui le tour ? » s’étalent en lettres rouge sang. Un millier de personnes se sont spontanément réunies en avril dernier après l’attaque de requin qui a causé la mort du jeune Elio, surfeur espoir.
Même colère exprimée quelques semaines plus tard lors du déplacement de la ministre des Outre-mer, George Pau-Langevin, sur l’île. Depuis 2011, les accidents mortels dus aux requins-bouledogues et tigres battent des records : 17 attaques dont 7 mortelles en cinq ans. Et toutes sur la côte ouest qui concentre la réserve marine, les spots de sports de glisse, les sites balnéaires et 70 % de la population. « On assiste à un phénomène récurrent, toujours dans la même zone, et ça, c’est nouveau. Mais affirmer que c’est de la faute de la réserve marine ou de l’inconscience des surfeurs reviendrait à faire de graves raccourcis », explique François Taglioni, chercheur à l’université de La Réunion. Avec Sébastien Guiltat, il a publié en mai dernier une étude sur « Le risque d’attaques de requins à La Réunion ». Il en ressort que face à des territoires comme l’Australie ou l’Afrique du Sud, aussi touchés par ce phénomène, c’est bien à La Réunion qu’il y a le plus d’attaques proportionnellement à la taille de l’île.
En 1999, l’interdiction de commercialisation à La Réunion de certaines espèces de poissons en raison du risque d’intoxication par des biotoxines marines est étendue à la plupart des espèces de requins, notamment les tigres et les bouledogues. La ciguatoxine, produite par une micro-algue des récifs coralliens, s’incruste dans la chair de requin et intoxique le consommateur. À la suite des résultats du programme Valorequins, lancé en 2012, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) a reconduit l’interdiction en attendant l’approfondissement des connaissances.
Des mesures qui font rager les pêcheurs de l’île, qui ont recentré leur pêche sur les autres espèces (thon, mérou, espadon…). Les mêmes cibles que les requins. Selon eux, le déséquilibre environnemental est du à l’arrêt de la capture des requins. « Pêcher les requins-bouledogues et tigres, et seulement ces deux espèces, est un obligation au-delà de la sécurité publique, pour restaurer l’équilibre environnemental de la bande côtière », affirment-ils dans un communiqué en mai dernier.
Les chercheurs ont mis en évidence certaines conditions qui influencent la présence des requins près des côtes et pourraient les rendre agressifs. Leur comportement migratoire indique qu’ils se rapprochent des terres de mars à juin et changent d’habitat au cours de la journée. En effet, le requin aime s’approcher près de sa proie sans être vu, et le crépuscule, qui rend l’eau plus opaque, est son allié. La mer peut également être troublée par la houle et la pluie, mais aussi par la pollution. L’accroissement de la population réunionnaise a engendré une urbanisation de l’île rapide, notamment des littoraux, et une augmentation des rejets des déchets dans l’océan. « Lorsque l’eau est trouble, les requins-bouledogues sont à l’aise pour chasser et ont tendance à fouiller la colonne d’eau jusqu’à la surface, précise Marc Soria. D’ailleurs, les apnéistes n’ont aucun souci avec les requins lorsqu’ils sont au même niveau qu’eux. »
Parmi les autres hypothèses, l’accouplement et l la détresse alimentaire. En effet, pendant la période de reproduction – mars à août –, les requins-bouledogues sont très concentrés sur certains sites comme Saint-Gilles. Les arènes d’accouplement semblent donc proches des côtes et pourraient expliquer un comportement plus combatif. De même, « les chercheurs ont constaté une corrélation entre abondance de poissons et présence des requins marqués au large », indique le rapport Charc. Lorsque les ressources disponibles diminuent, les requins se rapprocheraient des côtes pour se nourrir. D’autres études pour comprendre leur comportement sont prévues, notamment avec la pose de caméras ou de capteurs pour connaître leur température corporelle et donc leur degré de satiété. Les autorités ont tenté d’agir avec le dispositif Cap requins expérimenté en janvier 2014, puis Cap requins 2, un an plus tard. Le but : capturer et marquer les requins à l’aide de palangres et de drumlines, des appâts placés en profondeur et reliés à une bouée. Des techniques de pêche dites « de protection » qui ont ravivé les tensions entre les diverses associations de l’île. « Cap requins ne présente aucun fondement scientifique, et l’objectif est seulement de ‘‘réguler’’, c’est-à-dire pêcher et tuer les requins », s’indigne Jean-Bernard Galves, porte-parole d’un collectif d’associations environnementales (Aspas, Fondation Brigitte-Bardot, Longitude 181, Requin Intégration, Sauvegarde des requins, Vagues, Sea Shepherd). Ce que dément vivement Florentine Leloup, de Shark Citizen, et Marc Valmassoni, de Surfrider Foundation. « L’avantage de ce programme, c’est qu’il associe le monde scientifique, les décisionnaires et les associations, analyse-t-il. Mais on souhaite la vigilance sur le marquage des requins et une capture raisonnée. »
La crise du requin cristallise toutes les tensions économiques, politiques et sociales de l’île, et a transformé les scientifiques en boucs émissaires. Faute de solution efficace, les politiques locaux ont décidé d’interdire toute baignade et les activités nautiques comme le surf en dehors des lagons et des zones aménagées par un arrêté préfectoral applicable jusqu’en février 2016. Une décision vécue comme une trahison par une partie des Réunionnais qui ont le sentiment qu’on leur vole leur mer et que les scientifiques utilisent l’argent public pour défendre les requins, sans apporter de solutions. Fin septembre, les plages des Roches-Noires et Boucan-Canot seront sécurisées par des filets. Deux autres spots devraient en bénéficier en 2016, dont les Aigrettes, où le jeune Elio a perdu la vie.