Les hasards objectifs de Radovan Ivsic
Le poète et dramaturge croate nous lègue un témoignage précieux de Breton et des surréalistes.
dans l’hebdo N° 1363-1365 Acheter ce numéro
C’est un petit livre qui n’a l’air de rien. Le récit que fait Radovan Ivsic (1921-2009) de ses années croates est d’abord linéaire et descriptif. Nous sommes en 1954 et le poète fuit la censure et les compromissions de certains de ses amis avec le régime titiste. Lui, l’anti-fasciste, l’anti-stalinien, va chercher sa liberté dans la montagne du nord de Zagreb. Tout commence donc par une retraite. C’est ici que le hasard, une première fois, entre en scène. Un jour de ravitaillement à la ville, Ivsic rencontre une égyptologue qui lui propose de venir à Paris. Parvenu, non sans difficultés, dans la capitale française, Ivsic croise tout aussi fortuitement Benjamin Péret, dont il connaît et apprécie l’œuvre. Et le voilà qui se retrouve au café Le Musset, où André Breton réunit quelques-uns de ceux qui partagent avec lui la grande aventure du surréalisme. Radovan Ivsic ne quittera plus la tablée.
A ce point du récit, l’autobiographie devient témoignage. On apprend à mieux connaître Breton, et ces personnages singuliers qui l’entourent, tendus vers une quête artistique mêlée d’engagement révolutionnaire. Tous puisant au fond d’eux-mêmes et de leur petite collectivité les trésors de l’imaginaire, sans jamais se placer hors du monde ni renoncer à le transformer. Ce qui les mènera parfois dans le voisinage politique des trotskistes. Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, ils travaillent à rédiger ce qui deviendra le Manifeste des 121, ou « déclaration au droit à l’insoumission ». Radovan Ivsic brosse de discrets portraits des fidèles « du café ». Émerge la figure de Toyen, cofondatrice du mouvement surréaliste tchèque, avec qui l’auteur éprouve les affinités de ceux qui ont subi le système stalinien.
À mesure que l’on avance, le récit se fait réflexion sur les processus de création, puis, à l’heure de rendre compte, sur les infidélités de la mémoire. Ivsic reprend l’injonction de Breton dont il a fait le titre de ce livre, court et dense : « Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout. » Mais « l’intensité du souvenir n’en garantit pas l’exactitude », note Ivsic, qui dut avoir recours à sa correspondance avec Annie Le Brun pour « la vérification du souvenir ». Une autre interrogation parcourt implicitement les pages : qui est ce guide insaisissable et évanescent que Breton avait baptisé le « hasard objectif » ? Au point de rencontre entre la nécessité « marxienne » et l’inconscient freudien, c’est lui qui a conduit Radovan Ivsic auprès de l’auteur de Nadja, jusqu’à ce que le « rideau tombe », en septembre 1967.