Miguel Gomes : « Laisser sa liberté au spectateur »
Tandis que sort en salle le Désolé, deuxième volet de ses Mille et une nuits, Miguel Gomes évoque sa façon de représenter la réalité de son pays, le Portugal.
dans l’hebdo N° 1363-1365 Acheter ce numéro
Après l’Inquiet fin juin et avant l’Enchanté fin août, voici le Désolé, le « Volume 2 » des Mille et Une Nuits, le chant poétique et politique de Miguel Gomes sur l’état de son pays, le Portugal. Un film constat en même temps qu’une œuvre utopique, qui regarde la réalité pour la réinventer.
Pour évoquer la situation du Portugal aux prises avec les politiques d’austérité, vous écartez explicitement la possibilité de faire un « film militant ». Pourquoi ?
Miguel Gomes : Parce que j’ai du mal à avoir des certitudes. Les miennes sont trop faibles pour que je tente de convaincre qui que ce soit.
Qu’appelez-vous « film militant » ?
C’est un film où le chemin est très visible et qui amène quelque part. Or, faire le chemin est plus intéressant que de vouloir conduire à un but précis. Je ne cache pas que les Mille et Une Nuits n’est pas neutre ; je n’éprouve aucune sympathie pour le gouvernement portugais en place. Mais, de là à savoir précisément quelle autre direction prendre et la décrire, je n’en suis pas capable.
Pensez-vous que le cinéma militant, tel que vous le décrivez, existe encore ?
Quand vous faites un film, pensez-vous à la place que le spectateur pourra occuper ?
Oui, parce que j’étais un spectateur avant d’être un cinéaste et que je continue de l’être. J’ai même été critique de cinéma. Je ne crois pas avoir écrit des textes inoubliables, mais cela m’a été utile pour m’aider à penser cette question du rapport du spectateur avec les films. Quand je réalise un film, je suis le premier spectateur de celui-ci. Je garde mes instincts de spectateur. Par exemple, à la fin du « Volume 3 », on voit un personnage qui marche le long d’un chemin. Dans sa manière d’avancer, je reconnais aussi la démarche de John Wayne. Quand je filme, j’établis un compromis entre ce que je vois devant moi, la réalité, et ce qui est dans mon esprit. Il faut rester spectateur pour réussir à négocier cela.
Ne trouvez-vous pas qu’il y a trop de littéralité dans la manière de voir les films, aux dépens de la poésie, de l’imagination ou de la métaphore ?
Je n’ai rien contre la poésie et l’imagination, au contraire. Elles procèdent d’une autre manière d’organiser ce qui existe. Et, dans cette réorganisation de l’existant, il y a des échos du monde réel auxquels se mêle une expérience de la vie. C’est très important. En revanche, j’ai des préventions avec les métaphores. Même dans les films les plus stupides, on peut estimer que tout fait symbole : chaque geste, chaque parole… Je sais que, dans les Mille et Une Nuits, je flirte avec cette dimension métaphorique. Mais j’ignore par exemple ce que signifie le fait qu’une baleine explose [à la fin du « Volume 1 », cf. Politis n° 1359, 24 juin]. Il ne faut pas négliger non plus le fait qu’une baleine qui explose, c’est un fait en soi. On ne peut pas toujours se servir des choses pour passer des messages.
Ne trouvez-vous pas que les représentations que les spectateurs incorporent sont de plus en plus stéréotypées, et que cela joue sur la manière de voir les films ?
Bien sûr. C’est une conséquence de la répétition des mêmes modèles voulue par l’industrie du cinéma. À Cannes, une spectatrice m’a dit que, dans le « Volume 3 », il y avait du texte à lire à l’écran, et que ce n’était pas du cinéma. Je respecte le fait que cette spectatrice n’aime pas lire dans les films, c’est légitime. Mais il est moins légitime de dire : au cinéma, on ne lit pas de texte. Qui a édicté cette « loi » ?
On parle beaucoup des Mille et Une Nuits comme d’un film « hors norme ». Mais n’est-ce pas parce qu’il est « seulement » un peu différent de ce qui se produit ordinairement ?
Il reste des films hors norme. Les Mille et Une Nuits n’est pas le seul cas. Et j’ajouterai même que, dans des films plus commerciaux, il m’arrive de rencontrer des éléments hors norme. Toutefois, en ce qui concerne la norme, je crois que la réponse que le cinéma européen a voulu donner au cinéma américain dans les vingt dernières années a été une grosse erreur : c’est-à-dire un cinéma naturaliste qui fait croire au spectateur qu’il est en train de voir la vérité. Ce cinéma européen très réaliste est en fait extrêmement codé et comporte nombre de stéréotypes sociaux et psychologiques. Je m’oppose à cette conception, au nom de la liberté du spectateur dont nous parlions tout à l’heure. Le cinéma qui m’a émerveillé quand j’étais jeune, c’est le Magicien d’Oz. Je suis du côté d’Hitchcock quand il dit : « The cinema is not a slice of life, but a piece of cake »[Le cinéma n’est pas une tranche de vie, mais un morceau de gâteau]. Dans les Mille et Une Nuits, j’ai souhaité que le spectateur puisse être en présence d’une image du monde – parce qu’à n’avoir aucun rapport avec notre temps, on rate presque tout – mais aussi qu’il puisse se demander ce que l’on peut faire avec cette vision du monde, qui à elle seule peut être angoissante ou paralysante. Ce sont les deux pistes que j’ai voulu travailler dans mon film. En fait, je suis davantage dans l’intervention que dans la militance. Et mon intervention change en fonction du moment.
Vous avez déclaré que vous vouliez faire un film sans autocensure. Qu’est-ce que cela signifie ?
Il m’arrive de dire des bêtises [rires]. Cela ne veut rien dire. Par exemple : je suis portugais. Donc, même si je ne suis pas croyant, comment pourrais-je échapper à notre culture catholique de base ? Plus sérieusement, j’invente un système de production qui réduit ma maîtrise sur le film. Par exemple, en travaillant sans scénario préétabli, à partir des événements qui sont en train de se passer, comme je l’ai fait ici, et en faisant appel à des journalistes. Nous savions qu’il fallait fabriquer des histoires pour Schéhérazade, mais nous ne savions pas quel genre d’histoires ce serait. Cette méthode m’oblige à être plus attentif au moment présent. Je trouve qu’il y a un danger à concevoir un film entièrement à l’avance : celui de tout verrouiller. J’invente ainsi des règles différentes à chaque film.
Le peuple portugais, vous le montrez sans travail, souffrant mais ne se plaignant pas. Et en aucun cas politiquement mobilisé.
Que les Portugais ne soient pas politiquement organisés, c’est vrai. Mais c’est un fait connu : parmi les pays les plus frappés par l’austérité imposée par la troïka, c’est au Portugal qu’il y a eu le moins de protestations. On y a en général bien accepté le discours punitif, moralisateur, « si vous êtes dans une crise si forte, c’est votre faute ». Cela doit venir de notre côté catholique. Cela dit, en Espagne, ils sont tout aussi catholiques, et pourtant ils ont Podemos. Je ne sais pas très bien expliquer les raisons de cette différence, sinon en ayant recours à un cliché – mais les clichés ont toujours un fond de vérité : l’Espagnol, c’est la furia, et le Portugais est mélancolique… Ce que je peux préciser, c’est qu’au Portugal les forces de gauche sont pulvérisées en petits partis, qui se découpent eux-mêmes en plus petits partis encore. Il est difficile d’avoir un mouvement fédérateur.
Dans votre film, cependant, certains organisent des formes de résistance atypiques, sans qu’elles soient pensées comme telles, d’ailleurs. C’est le cas des pinsonneurs dans le « Volume 3 »…
Dans le « Volume 3 », Schéhérazade délivre une série de portraits de pinsonneurs, qui raconte l’histoire de cette communauté et témoigne, par là même, du prolétariat au Portugal. Ces gens s’emploient à capturer et à apprendre à chanter à des oiseaux pour qu’ils gagnent des prix dans les compétitions de chants de pinsons. Les filmer, c’est comme si je filmais le travail, même si cette activité n’est pas du tout considérée comme un travail. D’un côté, on voit des gens peu actifs, qui ont des conditions de vie assez mauvaises mais qui ne font rien pour les changer ; il y a même une analogie entre les cages des pinsons – des prisons – et les immeubles où ils habitent. De l’autre, les gestes qu’ils accomplissent fascinent la caméra. Et leurs histoires, aussi minimes soient-elles, racontent beaucoup de choses sur eux-mêmes, sur leurs habitudes, leur culture. On apprend par exemple que leurs rapports avec les pinsons ont toujours été directs parce qu’ils sont tous nés dans des bidonvilles qui se trouvaient à la lisière entre la ville et la campagne – maintenant, ils habitent dans des logements sociaux. J’ai choisi de clore le film sur le maître des pinsonneurs en train de marcher. En fait, cela vient conclure une suite de transmissions. J’ai commencé par passer le relais à Schéhérazade, puis celle-ci, pour sortir du film, l’a transmis au maître des pinsonneurs. Sûrement est-il incapable de raconter des histoires comme elle. Mais il a un savoir que ni Schéhérazade ni moi ne possédons. Il sait quelque chose d’extraordinaire : il connaît et reconnaît tous les chants des pinsons. Finir sur lui, c’est peut-être passer à un autre niveau, à un autre monde. Peut-être…
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