Neil Young : La rockstar se rebiffe contre Monsanto
The Monsanto Years, de Neil Young, est un grand disque et un bel acte militant.
dans l’hebdo N° 1362 Acheter ce numéro
«Ne parlez pas des sociétés qui détournent tous vos droits/Les gens veulent entendre parler d’amour/Ne parlez pas des pesticides qui provoquent l’autisme chez les enfants/Les gens veulent entendre parler d’amour ». Tout en chantant cela dans l’un des morceaux de son dernier album, Neil Young fait le pari du contraire sur tout le reste du disque. The Monsanto Years ne parle que de multinationales et de leurs pratiques arrogantes et mortifères, d’OGM, de pesticides, de semences brevetées imposées aux agriculteurs et des dangers pour la planète et ses habitants. Les années Monsanto : pas exactement une époque formidable. L’album se situe dans la lignée de ses œuvres engagées. D’ Ohio, en 1970, écrit après la mort de quatre étudiants lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam sur le campus de l’université de Kent State, à Living With War, en 2006, un album fortement engagé contre la guerre en Irak. The Monsanto Years fait aussi écho à un autre combat de Neil Young depuis les années 1980. Avec John Mellencamp et Willie Nelson, il est en effet l’un des cofondateurs des concerts Farm Aids organisés chaque année depuis 1985 afin de rassembler des fonds destinés à venir en aide aux agriculteurs qui défendent une agriculture durable, en leur permettant de conserver leurs terres. Le lien est d’ailleurs fait dès la chanson d’ouverture, « A New Day for Love » : « C’est un mauvais jour pour ne rien faire/Alors que tellement de gens ont besoin de notre aide/Pour garder leurs terre à l’écart de l’avidité. »
L’élément qui semble à l’origine du disque est cette alliance entre deux multinationales pour intenter un procès à l’Etat du Vermont, aux Etats-Unis, qui a promulgué une loi interdisant les OGM. L’une est Monsanto, firme mondialement connue pour ses céréales génétiquement modifiées et ses pesticides, notamment le fameux Roundup ( « qui apporte la marée empoisonnée de Monsanto » ) récemment déclaré « cancérigène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer. L’autre est Starbucks, nouveau roi du café dont les enseignes pullulent. L’affaire, qui n’est d’ailleurs ni la première ni unique, s’affiche sur la page d’accueil du site Internet du chanteur, qui déclare prendre désormais son café ailleurs que chez Starbucks : « Je ne vais pas soutenir une compagnie qui s’emploie activement à combattre la volonté du peuple et son droit à savoir ce que contient ce qu’il mange. » Elle fait aussi l’objet d’une chanson, « A Rock Star Bucks a Coffee Shop » (« Une rockstar se rebiffe contre une échoppe de café »), avec ce jeu de mot autour de l’enseigne. Neil Young fait plus que se rebiffer. Il part en guerre contre ces multinationales, « trop grosses pour échouer/trop riches pour aller en prison », qui entendent non seulement se placer au-dessus des lois des États mais également leur imposer leur propre loi, unique et absolue, la loi du profit sans limite et sans contrainte. Il le fait à travers un album entier. En abordant un à un tous les aspects de leurs agissements, nocifs à la fois sur la plan de la santé, de l’environnement et de la démocratie « brisée à leurs pieds ». Et en dénonçant aussi les accointances entre ces mastodontes et certains politiciens, voire certains juges.
Musicalement, c’est la veine électrique qui prédomine. À l’exception d’un seul titre, « Wolf Moon », construit sur cette combinaison guitare acoustique/harmonica reconnaissable entre toutes depuis des décennies derrière une voix qui demeure intacte. Neil Young ne part pas seul au combat. Il s’est entouré de cinq musiciens dont deux fines gâchettes qui ne sont autres que les fils de Willie Nelson et qui, à défaut de faire parler la poudre, savent faire parler les guitares. Ce sont donc trois guitares en rang serré, (o)rageuses, fracassantes, puissantes et enflammées, appuyées par une rythmique solide et des chœurs renforçant le caractère collectif, qui entraînent les chansons dans des épopées au long cours, entre cinq et huit minutes en général. Des chansons qui parlent souvent des travailleurs (la plus intense s’intitule « Working Man »), qu’il s’agisse des fermiers ou des caissières de Wallmart, géant de la grande distribution. Car du travail, et en particulier du savoir-faire qui en constitue toute la valeur, les gens sont de plus en plus dépossédés. Des savoir-faire ancestraux dans le cas des fermiers auxquels on interdit de sélectionner et d’utiliser leurs propres semences. Si l’on en restait sur le plan strictement musical, on ajouterait un nouveau grand disque de Neil Young à une liste déjà longue. Son propos lui confère une autre dimension en le plaçant au cœur d’un débat politique crucial aujourd’hui.
Dans une récente interview à Télérama, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier répondait ainsi à la question de savoir si le théâtre pouvait changer le monde : « Non. Aucune pensée ne peut changer le monde. C’est l’action qui le change. Le théâtre est juste un moyen de le comprendre. » La question n’est pas nouvelle, elle a aussi été posée à la chanson, la chanson engagée notamment. Pour laquelle la réponse est sans doute la même, l’action nécessitant au préalable une prise de conscience qu’une œuvre d’art peut contribuer à faire naître. Moins, évidemment, en proposant des solutions qu’en posant des questions essentielles. Comme celle que pose Neil Young dans « Black Box » : « Comment pouvons-nous regagner notre liberté/Perdue à cause de nos propres lois que nous devons abandonner/Quand allons-nous reprendre notre liberté/De choisir notre façon de vivre et de mourir ? » Question adressée à tout un chacun, comme celle de la part qu’il peut ou veut prendre dans le changement. Concernant Neil Young, on ne pourra pas dire qu’il n’a pas pris la sienne.