Peut-on défendre les « prolos » sans être dans la galère ?
Dans les quartiers populaires, la « gauche bobo » suscite la méfiance des plus défavorisés. L’examen de conscience est douloureux pour des militants pourtant sincères.
dans l’hebdo N° 1360 Acheter ce numéro
«Bobo ! » Sous des airs gentillets, le sobriquet jette un discrédit sans appel sur ceux qui militent avec les pauvres sans être eux-mêmes dans la galère. Trahison ou sectarisme pour les uns, paternalisme et néocolonialisme pour les autres : le rejet est multiforme et s’exprime de façon très différente en fonction des réalités locales. Dans les quartiers sud de Grenoble, la vie associative dense et animée donne lieu à des moments de cohabitation « compliqués », raconte une militante. Le soupçon de « boboïtude » pèse sur l’action de certaines associations. « Elles sont souvent rattrapées par leur manque de légitimité, car elles ont tendance à parler à la place de ceux pour qui elles se battent », juge Herrick Mouafo, de l’association Modus Operandi. S’il conteste faire partie de la pseudo-catégorie des « bobos », André Béranger, un habitant historique du quartier de La Villeneuve, reconnaît un risque de décalage : « Les choses gravissimes pour lesquelles on se mobilise, on ne les vit pas dans nos tripes. »
Arrivée à Grenoble il y a une dizaine d’années, Claske Dijkema, qui travaille sur la notion de conflit pour Modus Operandi, raconte avoir été frappée par la prédominance des retraités dans les réseaux militants : « Ils sont issus de l’Éducation nationale pour une grande partie. Leur vie et leur expérience sont différentes de ceux qui vivent avec moins de moyens. » D’où un décalage culturel, qui tient plus d’une tension sociale ou générationnelle que du « choc des civilisations ».
Dans le quartier populaire du Morillon, à Montreuil (93), c’est au contraire le sentiment d’abandon qui alimente la grogne anti-bobos. « Nous sommes enclavés de notre côté, et le quartier se ghettoïse. Pendant qu’on rénove les quartiers du centre avec des normes HQE, les gens attendent un an pour une intervention sur des problèmes de fuites d’eau dans leur appartement », s’indigne Hakim Douliba, qui a vu grandir ce ressentiment au sein du conseil de quartier, dont il fait partie. Même la politique de la Ville, censée faire plus pour ceux qui ont moins, accroît la frustration. « Si le quartier crame, ce seront encore Léo-Lagrange et les “associations du CAC 40”, comme on les appelle, qui viendront rafler la mise, alors qu’elles ne sont pas présentes dans les quartiers, s’emporte Hamza Aarab, depuis le quartier du Petit-Bard, à Montpellier. Les gens viennent nous voir parce qu’ils n’ont confiance qu’en nous, et nous n’arrivons même pas à obtenir les subventions permettant de salarier une personne pour faire l’administration de notre association. Parce qu’on est des “bicots”. »
Dans ce quartier durement touché par le mal-logement, la vie est rythmée depuis quinze ans par des mobilisations contre la municipalité socialiste. Depuis la mi-mars, des mères d’élèves de quatre écoles publiques réclament de la mixité sociale dans les établissements, avec un profond sentiment d’abandon en toile de fond. Dans une étude sur les jardins partagés dans huit quartiers populaires, à la demande de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances en 2014, le cabinet Plein Sens note aussi une différence dans la culture de l’engagement qui alimente une « tension “bobo-prolo” ». La façon de concevoir l’engagement dans la vie de la cité varie selon « l’assise sociale et psychologique » et « l’assurance intérieure », souligne cette étude. Or, « c’est précisément ce que la précarité économique a dissous depuis deux ou trois générations dans les anciens milieux ouvriers des quartiers prioritaires», analyse Plein Sens, qui constate un fossé entre le simple jardinier et le porteur du projet, plus politisé.
Les études sociologiques le disent aussi : la gauche radicale ne convainc pas les précaires. En 2012, Jean-Luc Mélenchon « s’est adressé précisément à cette population, mais avec un langage très idéologique, très historico-théorique sur l’histoire de la République et de la Révolution française », estime la politologue Janine Mossuz-Lavau [^2]. « Quand tu as 16 ans et que tu es dans la merde, tu n’as qu’une seule idée en tête : l’argent comme réalisateur des possibles », lance plus crûment Antonin Dupin, jeune militant du quartier Belleville, à Paris, engagé dans l’action culturelle avec « Belleville citoyenne ».
Mais c’est au sein de la classe moyenne issue des quartiers ou de l’immigration, plus politisée, que l’on trouve les saillies les plus virulentes à l’endroit des « bobos », assimilés à « la gauche » dans son ensemble, avec comme principal objet d’opposition le rapport à la religion. Militants laïcs et musulmans se regardent en chiens de faïence, et la tentation du repli existe des deux côtés. « L’incapacité de la gauche laïque à changer de point de vue sur l’islam est dramatique, soupire Claske Dijkema. *Il y a une forte tension avec les militants issus de l’immigration.
Mes amies musulmanes sont sans cesse attaquées parce qu’elles portent le foulard. Or, la religion ne joue pas forcément un rôle négatif. »* Certains quartiers auraient brûlé depuis longtemps sans le travail d’habitants qui s’appuient sur l’islam pour canaliser la colère et créer des solidarités. La politisation se fait à travers des référents religieux, observe la sociologue Nathalie Kakpo [^3], alors que, jusque dans les années 1980, elle s’appuyait davantage sur le marxisme et le communisme. « S’ils partent de référents dits “communautaires”, les gens revendiquent simplement plus de justice et l’accès au droit commun », juge-t-elle.
La gauche n’est jamais parvenue à s’ouvrir à la « force sociale considérable » qui a tenté de s’affirmer dans les quartiers depuis trente ans, « nous sommes seulement acceptés pour être derrière », regrette Zouina Meddour, militante du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), engagée au moment de la Marche pour l’égalité, à 18 ans, un temps chargée de mission au service jeunesse de la municipalité communiste. De sa longue expérience de la politique et du plafond de verre, elle garde une colère froide contre la gauche. « À force de dresser des problèmes isolés [associés à l’islam] comme des phénomènes politiques, on ne peut plus avoir de débat apaisé sur toute une série de sujets. Résultat, c’est la droite qui récupère aujourd’hui les gens en offrant des places. » Avec l’extrême droite antisémite d’Alain Soral en embuscade.
« Nous ne sommes pas dans une période où les frontières idéologiques sont bien tracées, constate Antonin Dupin. C’est un combat entre nous, le FN et Alain Soral. » La gauche doit donc changer. « On se retranche sans cesse derrière notre tradition républicaine, mais le passé ne peut pas être une réponse à tout !, s’agace Nathalie Kakpo. Il faut penser le monde d’aujourd’hui avec une reconnaissance de la pluralité religieuse et culturelle. » À commencer, estime la sociologue, par un travail sur la parole. Ou comment faire une place aux sans-voix dans le débat public.
[^2]: Slate, le 12 mai 2012.
[^3]: Auteure de l’Islam, un recours pour les jeunes, Presses de Science Po.