Pourquoi les hommes ?

Delphine Panique se penche avec subtilité sur le rôle des femmes lorsque les chefs de famille sont au front. Et interroge une société à l’équilibre bouleversé.

Marion Dumand  • 1 juillet 2015 abonné·es
Pourquoi les hommes ?
© **En temps de guerre** , Delphine Panique, Misma, 112 p., 19 euros, et Orlando, 220 p., 18 euros.

«E t pourquoi les hommes hein, pourquoi pas les femmes ? Vas-y, toi ! » Tiens, pour une fois qu’on la pose, cette question, il doit bien y avoir anguille sous roche. Elle est de taille : c’est la guerre, monsieur Bobi doit partir. Il aurait bien envoyé sa femme, madame Bobi, à sa place. Impossible. Alors il se cache derrière elle, écartant brutalement Bobie, leur petiote à roulettes. Rester ainsi ? Impossible. Car la vie continue, Bobie a faim et, explose madame Bobi, «  qui va devoir gérer seule cette gamine à roulettes, pendant que môssieur part en voyage, se soûle à la gnôle et se tape des indigènes ? ». Alors il part à la guerre, elle part à l’usine. Et le monde bascule tranquillement dans un quotidien bouleversé par l’absence.

Delphine Panique ne pratique ni « la BD de poilus » ni le réalisme historique. Non, dans En temps de guerre, elle reste avec les femmes, ses drôles de femmes à tête de maison, et son dessin possède une simplicité géométrique qui invente juste. « Pour moi, la guerre est un prétexte à créer une société où les puissants partent, explique-t-elle. Comment on se débrouille alors ? Cette BD est féministe, mais ce n’est pas primordial pour moi qu’il s’agisse de femmes. Je veux d’abord voir quel nouvel équilibre se met en place quand la hiérarchie sociale est bousculée. » En temps de guerre est en couleur et en aplats, des couleurs souvent douces et pâles, comme la peau des ouvrières, vêtues de gris pour fabriquer des armes. La couleur se pose bien sagement dans la ligne claire ; les cases vont toujours en « gaufrier », trois par trois, et toujours de la même taille ; souvent, la planche commence par un rappel, « en temps de guerre » écrit sur de clairs motifs, faudrait voir à pas l’oublier. La fantaisie repose ailleurs. Ou plutôt elle repose sur cette simplicité même pour s’en aller voir ailleurs. Toujours sur la crête entre imagination et constat, étonnante d’inventivité.

Prenons l’usine. Bien sûr, il y a les horaires fous et les cadences terribles, et le Caguf (Comité autonome de gestion de l’usine des femmes) qui essaie de faire bouger tout ça, et la sœur du patron qui attend son tour. Mais à l’usine, surtout, il y a les copines, et, parmi les copines, Madeleine, peau bleue et foulard rouge bien serré, qui lit à voix haute la lettre de Roger, bloqué au front. Roger qui se plonge dans le taffetas de Madeleine, dans sa culotte de coton, dans sa toison, dans sa bouche saveur biscuit. Et Madeleine rougit, et les amies rougissent, et Madeleine continue, généreuse, à partager jusqu’au bout le désir, à offrir les mots de son homme à ces femmes amies. Et Delphine Panique de nous offrir ** ses mots à elle, aussi simples et vivants que son trait, mots d’une amoureuse de littérature. D’ailleurs, son premier livre, commencé dans la très bonne revue Dopututto des éditions Misma, c’est Orlando, rien de moins. « J’adore Virginia Woolf, mais moins Orlando. En revanche, c’est le seul qui m’a semblé “adaptable”, avec son côté aventure. Je l’ai dessiné sept ou huit ans après l’avoir lu : en fait, je me suis frottée à mon souvenir d’ Orlando plutôt qu’au livre lui-même. » Aux « grands », Woolf ou la guerre, Delphine Panique ne s’attaque que par la bande. Et c’est le gage de BD en étonnante liberté.

Littérature
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