Un vote de classe
Avec le référendum grec, le conflit entre Athènes et la fameuse troïka a fini par apparaître pour ce qu’il est : un affrontement d’intérêts sociaux. Une fracture plus qu’une facture.
dans l’hebdo N° 1361 Acheter ce numéro
Le « non » grec est un vote de classe, et si j’osais, je dirais même « de grande classe ». C’est à la fois un vote social, une affirmation de dignité et une démonstration de courage. Commençons par le courage. Il en a fallu à Alexis Tsipras pour lancer ce défi à haut risque. Et il en a fallu aux électeurs pour résister à une campagne du « oui » d’une grande violence antidémocratique. Mais le péril est toujours là, et bien là. Plus que jamais, la faillite et le désastre humanitaire guettent. La fameuse troïka [^2], qui a entre ses mains le pouvoir de l’argent, peut à tout moment fermer la porte de la négociation, et le robinet des liquidités d’urgence, pour punir les Grecs de leur insoumission. C’est la position allemande. Ce n’est pas loin d’être la position française, avec quelques précautions de forme qui visent surtout à donner à François Hollande le « beau rôle ».
Apparemment donc, rien n’a changé. On exige toujours d’Alexis Tsipras de « nouvelles propositions » tout en refusant obstinément de l’entendre quand il demande une restructuration de la dette. Sauf que le « non » massif des Grecs a déplacé le débat sur le terrain politique, et qu’il a mobilisé moralement une partie de l’Europe. Ce qui n’est pas rien. Longtemps noyé sous des arguments de technique économique et financière, le conflit a fini par apparaître pour ce qu’il est : un affrontement d’intérêts sociaux. Une fracture plus qu’une facture. Et nous ne sommes plus ici dans un match entre la Grèce et le reste de l’Europe, ou entre Athènes et Berlin. La ligne de partage traverse plus ou moins chaque pays, avec d’indéniables spécificités Nord-Sud. Dans leurs discours, les politiciens libéraux ne manquent d’ailleurs pas de mobiliser les Finlandais et les Lituaniens pour administrer leur indigeste leçon de morale aux Grecs. La superposition des antagonismes sociaux et des lignes de fracture Nord-Sud est un classique de l’histoire. Elle fleure bon la période coloniale. À cela près que le procédé est utilisé aujourd’hui au cœur même de l’Europe. En fait, les Grecs ont remis à l’ordre du jour la question que le référendum français de 2005 avait déjà soulevée. Celle de la nature de l’Union européenne, financière et monétaire avant d’être politique et sociale. Nous savons aujourd’hui que les convergences sociales ne peuvent résulter de la seule monnaie. Elles ne seront jamais le résultat collatéral d’une discipline budgétaire arbitrairement décidée. Le ver est dans le fruit depuis le traité de Maastricht de 1992. Nous l’écrivions déjà à cette époque. Dans un désert…
Le politique et le social devront donc, tôt ou tard, être replacés en tête des objectifs européens. Mais il y a évidemment loin de la coupe aux lèvres. Car cette construction, qui fait la part belle aux intérêts financiers, n’est pas simplement une erreur d’aiguillage. Un défaut de fabrication. Le différend n’est pas juste affaire d’interprétation. Il ne porte pas sur des incompréhensions mutuelles. C’est fondamentalement un conflit entre les peuples et une technostructure attachée à défendre des intérêts financiers. Le génie du capitalisme moderne est d’avoir su enfumer le débat au point qu’on en oublie ces vérités simples. La dette grecque est une arme entre les mains des créanciers pour imposer la conversion totale, absolue, de l’économie grecque au libéralisme. Sans égards ni respect pour les petites gens déjà meurtries par une austérité sans fin, et néanmoins désignées comme responsables de leur malheur. Et cette arme politique, les créanciers veulent la garder jusqu’au bout. Ce qui explique leur refus de débattre d’une restructuration de la dette. Ils n’ignorent pourtant pas qu’ils vont devoir en passer par là. Un rapport du FMI publié deux jours avant le vote grec, mais jalousement gardé secret, en fait l’aveu. Mais Mme Merkel et ses alliés aimeraient bien faire ce « cadeau » à un gouvernement grec de droite ou social-démocrate. D’abord faire tomber Tsipras, et on verra après ! Écraser politiquement Tsipras pour éviter la « contagion » d’une montée d’une gauche qui ne serait pas celle de M. Sigmar Gabriel, le président du parti social-démocrate allemand, plus irascible qu’Angela Merkel. Éviter à tout prix que l’affaire grecque ait pour effet de recréer en Europe une représentation politique de catégories sociales depuis trop longtemps bâillonnées. D’où l’extrême violence du débat. Un débat dans lequel on aimerait entendre de la France officielle autre chose que l’écho du discours allemand.
François Hollande est-il oui ou non pour la restructuration de la dette grecque ? Peut-il le dire maintenant ? L’heure n’est plus aux discours creux comme ceux que l’on a entendus lundi soir des duettistes sur le perron de l’Élysée ( « solidarité et responsabilité ». Et je dirais même plus : « Responsabilité et solidarité » ). Les enjeux sont trop graves. Au moins l’Europe devrait-elle être reconnaissante aux Grecs d’avoir délivré deux messages d’espoir. Le premier : leur « non » n’est ni souverainiste ni nationaliste. Ils ont dit « oui » à une autre Europe. Un message que les commentateurs s’ingénient à brouiller pour faire croire à un vote anti-européen. Ce qui est une façon de garder le monopole de l’Europe qui, selon eux, doit être libérale ou ne pas être. Le second : ils ont su placer sur le terrain démocratique, celui des urnes et d’un débat malgré tout pacifié, l’expression de leur colère et la question du sort des peuples dans une Europe qui n’est pas faite pour eux. Rien ne garantit qu’il en sera toujours ainsi.
[^2]: FMI, Banque centrale européenne, Union européenne.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.