« les Secrets des autres », de Patrick Wang : Silences révélateurs

Dans les Secrets des autres, Patrick Wang poursuit avec finesse sa réflexion sur le deuil.

Ingrid Merckx  • 26 août 2015 abonné·es
« les Secrets des autres », de Patrick Wang : Silences révélateurs
Les Secrets des autres , Patrick Wang, 1 h 43.
© E.D. Distribution

Ils sont côte à côte, la jeune fille un peu devant le jeune homme. La caméra est posée du côté de ce qu’ils regardent et commentent. Pendant toute la séquence, on ne voit pas l’objet de leur attention. On se concentre donc sur leurs mots, leurs expressions, leurs regards : tout ce qui constitue la matière de leur échange et participe de leur relation. Et puis, au bout d’un moment, contrechamp : ce que regardent les jeunes gens apparaît. Ce sont des dioramas. Soit des maquettes de spectacles ou de contes, des décors miniatures avec spectateurs, scène et personnages. Ils ont été réalisés par le père du garçon. Il est mort, et Gordie, 19 ans, se décide alors à ranger l’appartement où ils vivaient tous les deux. L’intérêt que Jess, 23 ans, porte aux dioramas lui fait mesurer leur valeur artistique et le temps qui a passé depuis cette disparition. Le temps du deuil… Jess est en visite chez Gordie comme elle est en visite chez son père, qui habite la maison voisine avec sa seconde femme et leurs deux enfants, Paul et Biscuit, environ 14 et 10 ans. Eux aussi sont en deuil. Chez eux également, c’est l’arrivée imprévue de Jess, un après-midi « pas comme les autres » où Biscuit a séché l’école et fait une chute mystérieuse dans le lac, qui fait naître des questions, des conversations, lesquelles, mises bout à bout, commencent à ressembler à un récit.

Comme dans le précédent film de Patrick Wang, In the Family [^2], ce récit est tout sauf linéaire. Dans les Secret des autres, adapté du roman The Grief of Others de Leah Hager Cohen, et sorte de suite à In the Family, le cinéaste américain d’origine taïwanaise reprend le procédé du flash-back d’une manière si délicate que les scènes du passé se différencient à peine des actuelles. Seul un jeu d’ombres ou de lumières les distingue, semblant signifier qu’elles demeurent très présentes à l’esprit des personnages mais aussi qu’elles arrivent à l’heure dans cette histoire. Comme si l’un des personnages répondait à une demande d’explication par : « Tu te souviens, il y a quelque temps… » Patrick Wang n’aborde pas les sujets frontalement. On apprend assez tard que cette famille a perdu un bébé. Ce qu’il filme d’abord, ce sont les conséquences de ce drame. Ses ondes de choc. Une famille normale a priori, classe moyenne aisée de l’État de New York, mais où des souffrances transpirent tandis que leur sens reste figé dans le silence de chacun. Paul, obèse, est souffre-douleur au collège. Sa sœur joue avec le feu, multipliant les signaux d’alerte. Leur mère prend ses décisions seule et réagit étonnamment bien au motif initial de la venue de sa belle-fille : Jess est enceinte de quelques semaines… Dans n’importe quel scénario cette juxtaposition d’événements qui se font psychologiquement et presque psychanalytiquement écho aurait pu aboutir à un carambolage nauséeux. Mais pas chez Patrick Wang, dont le cinéma incarne décidément la finesse du regard et de l’analyse, et témoigne d’une certaine douceur ou indulgence dans sa vision de l’humanité, sans compter que le cinéaste laisse toujours entrer de la lumière.

Les dialogues sont parfois tronqués, reconstitué par une conversation unique au téléphone ou des phrases qui surgissent en off. Wang ne filme pas à la hauteur des personnages mais toujours un peu plus bas, ou sur le côté, et en 16 millimètres, ce qui fait que le spectateur se sent présent dans le cadre sans toutefois participer. C’est notamment le cas dans cette séquence fugace baignée de rouge où deux visages de femmes dominent le champ en contre-plongée : la caméra semble sur un lit d’hôpital, auprès de Jess, ou du bébé disparu peut-être ? Son rôle de révélateur – comme on le dirait du liquide photo – est signalé au spectateur à travers des plans fixes où l’espace domestique – cuisine, cage d’escalier, chambre – se charge d’un pouvoir énorme : c’est le décor, l’essence du petit théâtre de Patrick Wang, les éléments de ses dioramas personnels, singulièrement mémorables.

[^2]: Cf. Politis n° 1328, du 20 novembre 2014.

Cinéma
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