Mathieu Riboulet : La rage au cœur
Mathieu Riboulet revient sur l’action révolutionnaire des années 1970 pour dissiper les mensonges et faire l’éloge de la jouissance comme mode d’apprentissage.
dans l’hebdo N° 1366 Acheter ce numéro
Comme des chiens. Ils sont nombreux, dans Entre les deux il n’y a rien, à avoir été abattus comme des chiens. Commençons par cette longue citation, pour faire les présentations avec le nouveau livre de Mathieu Riboulet : « Je me refuse absolument à faire comme si rien ne s’était passé, comme si de 1967 à 1978 il n’y avait pas eu au cœur même de l’Europe en paix cette déflagration de violence qui laissa dans les rues les corps de centaines d’hommes et de femmes abattus comme des chiens. Je sais, ce n’est pas Verdun, mais Verdun c’était la guerre alors que là c’était la paix, comme des chiens dans les rues de la paix, abattus non pas comme des soldats mais comme des bêtes malfaisantes, partout, à Milan à Hambourg à Paris, les tranchées sont comblées, les fours crématoires refroidissent, tout repousse et pourtant on tue dans les rues pacifiées ces gamins qui ont en travers de la gorge d’être les fruits de ça : la guerre oblitérée et la course à l’oubli, rebaptisées prospérité. » Il faut préciser. Mathieu Riboulet revient, avec véhémence comme on le voit, sur ces années 1970 où la contestation s’est transformée en action révolutionnaire, avec notamment la Fraction armée rouge et les Brigades rouges, déclenchant une impitoyable répression étatique aux effets aujourd’hui encore tangibles.
Entre les deux il n’y a rien n’est pas pour autant une œuvre de nature politique ni historique, mais bien un récit autobiographique, déplié en trois chapitres que ponctuent trois dates : 1972, 1977, 1978. Et le plus fort, c’est que la nécessité de ce récit se nourrit du fait que, né en 1960, Mathieu Riboulet est arrivé trop tard pour vivre directement la lutte armée. Non qu’il en conçoive un regret ou, pire, un sentiment de culpabilité – il déteste, de surcroît, la nostalgie. D’autant qu’il eut tout de même à se confronter à ce choix quand il fit partie, un temps, de la mouvance autonome, mais on entrait dans une autre époque. Et l’auteur a aussi la lucidité de reconnaître que la seule violence dont il se sentait capable était la violence symbolique. Mais il tient à dissiper l’hypocrisie et les mensonges, d’autant que nombre d’acteurs de cette période, notamment en France, se sont depuis reniés, tournant désormais en dérision leurs faits et gestes de l’époque. « Ce n’est pas la forme de reddition la moins entière », commente, dépité, Mathieu Riboulet.
Alors, à sa manière, il élève un tombeau littéraire à celles et ceux qu’il est « incapable de condamner d’un trait », morts au combat, et dont il donne les noms, les sortant ainsi d’un anonymat qui concourt à leur opprobre, indiquant aussi la manière dont ils ont été tués. « Ne pas perdre de vue la haine inextinguible que nous avons levée, pathologique, archaïque », écrit-il. C’étaient des années de « rage », comme l’a dit Pasolini, assassiné lui aussi en 1975, dans des circonstances qui restent troubles. L’influence qu’ont sur Mathieu Riboulet l’œuvre et la vie du poète italien transparaît à travers sa juste intransigeance. L’auteur possède un autre point commun avec Pasolini : le langage des corps sexués à travers lequel il exprime sa vision du monde, et qui puise à la source de son homosexualité. Ce langage est au centre du livre que Mathieu Riboulet fait paraître simultanément, Lisières du corps, qui dresse six portraits d’hommes désirables, brûlants, fuyants. Mais c’est aussi un des fils essentiels d’ Entre les deux il n’y a rien. Avec ce premier épisode fondateur : en 1974, un travailleur immigré, attiré par lui et le lui faisant comprendre, descend au même arrêt de bus, après le pont de Billancourt, et l’entraîne vers une pissotière en sous-sol. Mais l’auteur n’a alors que 14 ans et il se dérobe au dernier instant. Voilà cependant son désir à tout jamais orienté. Et ainsi s’ouvre à lui une autre forme d’engagement dans les années qui ont accueilli sa jeunesse avec Martin, le grand amour de ses 15 ans : « Jouir et faire jouir disais-je à Martin, le travail des soutiers accompli, mort aux vaches aux curés et aux flics, nous ne tirerons pas mais il faut que tout saute, et quel plaisir c’était celui que notre tête tirait des habiletés inouïes de nos corps tièdes et souples, comme des chiens s’ébattant dans des friches avant que la mort frappe. » « Le sexe n’est pas séparé du monde » est le titre du second chapitre. La jouissance devient ainsi un programme politique. Les deux jeunes amants se donnent « aux uns, puis aux autres, enfin à tous ceux que la misère jetait au creux des squares, aux plis profonds des villes ». Mathieu Riboulet écrit le plaisir crûment et bellement, lui qui préfère à « érotisme » la franchise du mot « pornographie ». Évoquant les confidences plaintives a posteriori de Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur au moment de l’enlèvement par les Brigades rouges d’Aldo Moro, qui, dit-il, « arrangea bien des gens », il écrit : « L’obscénité est bien du côté des palais, elle n’est pas dans nos bouches, moins encore dans nos culs. »
Mais le monde bougeait pourtant plus vite que les corps, rattrapés par une épidémie semant l’effroi. Le sida inaugurait les années 1980, qui elles-mêmes ouvraient une ère de glaciation et de course à la rentabilité dont nous ne sommes pas encore sortis. Comme beaucoup, Martin allait mourir, et, comme tant d’autres, ses parents ont continué à l’ignorer, le laissant crever comme un fruit pourri issu de leurs entrailles. Le livre se clôt sur l’exécution d’Aldo Moro, quand, entre les logiques destructrices des Brigades rouges et celles de l’État italien, il n’y avait vraiment plus « rien ». C’est d’une certaine façon à ce moment-là que, pour Mathieu Riboulet, la politique s’arrête : celle-ci « a été enterrée », écrit-il. L’auteur ne s’en est pas détourné totalement puisqu’il a signé, au printemps, un livre d’intervention, avec l’historien Patrick Boucheron, à propos des attentats du début de cette année [^2]. Mais Entre les deux il n’y a rien s’adresse aussi à notre présent. Il semble finalement nous dire : « Tout, sauf le désespoir ! »
[^2]: Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Verdier, 137 p., 4,50 euros.