« Camille, mon envolée », de Sophie Daull : Une séparation en tête-à-tête

Dans Camille, mon envolée, Sophie Daull fait le récit de la mort soudaine de sa fille, pour en prolonger l’existence et penser cet événement inconcevable.

Christophe Kantcheff  • 16 septembre 2015
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« Camille, mon envolée », de Sophie Daull : Une séparation en tête-à-tête
© **Camille, mon envolée** , Sophie Daull, Philippe Rey, 187 p., 16 euros. Photo : Dominique Journet-Ramel

Sophie Daull avait une fille, Camille, une adolescente de 16 ans, qui mordait la vie à pleines dents. A priori hors de toute maladie. Mais un soir de décembre 2013, la fièvre l’a gagnée, des douleurs intenses ont suivi. Quatre jours plus tard, elle était morte. Camille, mon envolée est un livre de deuil. C’est le premier livre que Sophie Daull publie, on devine avec quelle nécessité. Mais que peuvent les mots face à la mort ? L’auteure donne une réponse : « Écrire, c’est te prolonger. » Continuer d’être avec l’aimée, dans un tête-à-tête avec la disparue, avec la page blanche, avec soi-même. Aussi démunis soient-ils, les mots peuvent beaucoup. Mais pas n’importe lesquels, surtout quand ceux-ci deviennent publics et s’inscrivent dans une démarche littéraire – un processus qui n’a rien d’évident. On en connaît le principal piège : l’incapacité de donner une forme à une écriture tant celle-ci est amollie par le ressenti, le pathos. On ne peut en vouloir à ces auteurs, tout à leur peine infinie. Mais leur texte a surtout une fonction thérapeutique.

Sophie Daull en a conscience, au point de l’annoncer comme un défi au début de son livre : « Je promets je vais forcer mes mots pour qu’ils échappent au sirop de deuil un peu gluant, poème pompeux, élégie larmoyante : je vais inaugurer ton outre-vie avec une plume trempée dans ton regard quand il s’ouvrait grand : franc, droit, lumineux. » La mère s’adresse à sa fille. Manière de la « prolonger », de continuer le dialogue, en butte aussi à l’impossibilité d’utiliser la troisième personne du singulier alors que Sophie Daull s’est mise à écrire au cours des semaines qui ont suivi la disparition de Camille. Cette adresse la rapproche d’elle, et rend d’emblée l’écriture plus directe, plus familière, diminuant ainsi les risques de l’emphase doloriste. Elle interdit à l’auteure de s’abandonner à la complaisance que le chagrin pourrait faire naître : elle le doit à sa fille et à l’exigence de tenue de la parole qu’elle lui destine. Ce choix de la deuxième personne est donc éminemment littéraire, comme l’est la construction du livre, qui avance sur deux temporalités. D’une part, le récit des derniers jours de Camille puis de ceux qui ont suivi jusqu’à ses obsèques ; d’autre part, des réflexions exprimées avec un recul du temps relatif : quelques semaines puis quelques mois après l’impensable. Ce jeu des temporalités, de même que le « tu », a permis à l’auteure de trouver la bonne distance.

L’impensable. C’est ce qui émane avec le plus de force de Camille, mon envolée  : ce qui ne peut être pensé, la mort de sa fille, est proprement invivable. Tout ce qui est arrivé dans l’existence de Sophie Daull au cours de ces semaines est incompréhensible, quasiment incroyable. Les douleurs terrifiantes qui se sont abattues sur Camille en l’espace d’une nuit, la désinvolture des médecins et des urgences, qui s’en tiennent à une prescription de Doliprane, passant à côté du mal qui l’atteint, la descente aux enfers de la jeune fille en si peu de temps, l’irruption dans sa chambre d’une équipe de pompiers pour tenter de la réanimer quand c’est déjà beaucoup trop tard… Sophie Daull fait ce récit à la manière d’un cauchemar éveillé, auquel elle a assisté, avec son compagnon, le père de Camille, dans l’impuissance la plus grande. La précision dont elle fait preuve dans le rythme de la phrase aiguise la vision d’horreur. Et puis tout d’un coup c’est le réel qui tombe. Outre l’immensité du chagrin et de la souffrance –  « cette nuit-là, une nouvelle fois, […] de mon corps sont sortis des sons que je ne connaissais pas »  – il y a tout ce à quoi il faut se confronter, aussi inimaginable que le reste. Le vide de l’absence, les affaires de Camille et le sort à leur réserver, ou la recherche d’une société de pompes funèbres – un épisode que Sophie Daull ne raconte pas sans sourire, car c’est aussi ce qu’elle réussit à instiller dans ce livre de deuil : un humour, qui sert aussi à se maintenir. « Je vais continuer, je te promets, à te raconter tout ça, les devis aux Pompes funèbres, tout ça : tu verras, il y a même un moment comique – ça te fera plaisir. »

Dans Camille, mon envolée, Sophie Daull raconte l’expérience de perdre un enfant et de ne plus être mère, Camille étant sa fille unique. En cela, ce livre de deuil est aussi un roman d’apprentissage. Il n’y a pas un seul fait qui ne soit pas une première fois, toujours redoutable, toujours fracassante, comme le jour où, avec son compagnon, Sophie Daull a distribué les « soixante-dix-sept peluches » de sa fille dans la campagne, ou quand il a fallu imaginer la cérémonie de son enterrement. Comment continuer à vivre « normalement » ? Au détour d’une page, l’auteure rappelle qu’il fut un temps où « les gens portaient un brassard ou des habits noirs pour signaler qu’ils venaient de perdre un proche ». Ce qui permettait de s’isoler un peu de la communauté des humains, « de ne pas être mal considéré si on était plus lent, plus sombre, plus solitaire, plus réservé ». Aujourd’hui cette coutume n’existe plus. Alors il faut se tenir dans le flot, malgré l’accablement, l’effarement.

De ce point de vue, l’écriture de ce livre a aidé Sophie Daull. Mais a-t-elle réussi son pari, c’est-à-dire à lui donner une autre dimension qu’une simple et douloureuse confession ? Incontestablement. Sophie Daull a parfois trop « forcé » ses mots, élaborant des phrases qui « font » littéraires. Mais elles sont quantité négligeable. Camille, mon envolée est avant tout un livre juste sur une tragédie sans nom. Un livre juste et accueillant pour le lecteur, qui ne se sent jamais de trop dans ce tête-à-tête poignant. Sophie Daull y opère un « travail de fidélité », expression qu’elle préfère à « travail de deuil ». Elle nous donne à voir Camille à jamais vivante en elle. Elle nous donne à voir tous nos morts auxquels nous avons dit adieu mais qui ne nous quitteront jamais.

Littérature
Temps de lecture : 6 minutes
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