Jean-Pierre Filiu : « La France opère un réajustement tactique »
Pour Jean-Pierre Filiu, le discours de François Hollande sur la Syrie ne marque pas un retour au dialogue avec Bachar Al-Assad.
dans l’hebdo N° 1369 Acheter ce numéro
Il est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de la Syrie, où il a vécu plusieurs années et où il s’est encore rendu il y a un an, en pleine guerre civile. Jean-Pierre Filiu analyse ici la situation sur le terrain et les évolutions de la politique française. Il défend l’idée d’une solution politique qui réunirait les « patriotes » de tous bords. Ceux qui ne veulent pas que la Syrie tombe dans des mains étrangères, quelles qu’elles soient.
Quel est l’état actuel du rapport de force entre le régime de Bachar Al-Assad, les rebelles et Daech ?
Peut-on aller jusqu’à dire que les États-Unis valorisent Daech pour des raisons de communication ?
C’est sûr que Daech est plus simple pour tout le monde. On voit bien que, quand Daech utilise des armes chimiques, on dit : « Ah mais bien sûr ! », alors que, quand c’est Assad, il y a automatiquement un doute, il faut une enquête de l’ONU, etc. Mais, à force de faire de Daech l’ennemi idéal, on le renforce à la fois symboliquement et sur le terrain. La seule façon de renverser cette tendance, c’est l’instauration de zones protégées, c’est-à-dire des zones d’interdiction aérienne où les résistants disposeraient de matériel antiaérien. La question est de neutraliser les bombardements. C’est la seule façon d’ancrer en Syrie une alternative aussi bien à Bachar Al-Assad qu’à Daech et de permettre de contenir l’exode. Les gens que j’ai vus dans les camps en Jordanie ne demandent que ça.
Les réfugiés qui viennent actuellement en Europe fuient donc les bombes de Bachar Al-Assad plutôt que celles de Daech ?
Bien sûr, et c’est par exemple le cas du malheureux Aylan. Ce sont les deux faces du même monstre. Il ne faut simplement pas oublier qu’il y a un monstre, Bachar Al-Assad, qui est à l’origine de tout et dont les dégâts déjà causés sont largement supérieurs à ceux de Daech. On ne peut pas les mettre sur le même plan.
Il est beaucoup question en ce moment de l’implication croissante de la Russie…
Les Russes sont très certainement ceux qui connaissent le mieux l’état réel du régime. S’ils s’impliquent autant ces derniers temps, c’est que celui-ci ne se porte pas très bien. On passe du soutien inconditionnel en armement à une intervention directe. Les Iraniens ont effectué le même raisonnement, directement ou indirectement, depuis deux ans. Concrètement, ce régime ne repose plus sur grand-chose.
Comment interpréter les déclarations de François Hollande sur la mise en place de vols de reconnaissance ?
Pour moi, c’est un réajustement tactique qui est le fruit de deux constats. Premièrement, après une année au cours de laquelle les Français ont tenté de convaincre les États-Unis d’avoir une stratégie globale contre Daech et Assad, Hollande a pris acte du caractère intraitable des Américains. D’autre part, nous ne pouvons pas, en tant que Français, rester passifs face à la préparation terroriste dans des camps de Daech situés dans le nord-est de la Syrie. Je parle de réajustement tactique car la stratégie visant à neutraliser Bachar Al-Assad, et à assurer une transition politique sans lui, reste d’actualité.
Ce n’est donc pas une amorce de rapprochement avec le régime, comme on a pu le lire et l’entendre ?
Le Président et le gouvernement ont répété et martelé à plusieurs reprises que ce n’était pas le cas. Après, le commentaire est libre.
Ces frappes, si elles ont lieu, pourraient-elles être efficaces pour contrer le terrorisme ?
La seule solution efficace, bien que complexe, serait de combiner des frappes aériennes avec une coopération au sol avec les forces révolutionnaires combattant Daech. Il s’agirait d’une coopération au niveau opérationnel, mais surtout en matière de renseignement, étant donné qu’elles connaissent les positions et les mouvements de Daech.
Mais le problème du terrorisme ne se situe-t-il pas plutôt en France, au niveau de la société française ?
Non, le problème est à la source. Nous regardons notre société, les Anglais regardent la leur, tout le monde regarde sa société, alors que le pôle d’attraction des volontaires jihadistes et des futurs terroristes se trouve là-bas.
Quelle solution politique pourrait être envisagée une fois le départ d’Assad acté ?
Plutôt que d’espérer une solution par le haut, avec des conférences au bord de lacs helvètes, il faut des cessez-le-feu locaux entre patriotes. On retrouve des patriotes dans les rangs du régime, mais aussi parmi les rebelles, qui ne souhaitent pas voir leur pays sombrer ni être livré aux Iraniens d’un côté et à Daech de l’autre. Pour arriver à ces cessez-le-feu, à Alep par exemple, la condition est de travailler avec les acteurs sur place et, par ailleurs, de neutraliser les étrangers et le régime. Il est beaucoup plus facile de neutraliser Assad localement que par des conférences Genève 1 ou Genève 2. On peut imaginer un cercle vertueux de cessez-le-feu qui s’étendraient.
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