Les douteuses références de Michel Onfray

Outre Christophe Guilluy, Michel Onfray loue les thèses de la démographe Michèle Tribalat, caution « scientifique » préférée du Front national.

Olivier Doubre  • 30 septembre 2015 abonnés
Les douteuses références de Michel Onfray
© Photo : TRIBALLEAU/AFP

Dans une interview donnée au Figaro le 11 septembre, Michel Onfray a donné à voir ses nouvelles obsessions. Il s’insurgeait notamment contre l’impossibilité pour des chercheurs en sciences sociales en France de travailler sur les questions migratoires. « On criminalise la moindre interrogation sur les migrants.  […] Si un démographe travaille sur les taux de fécondité, il n’a pas encore produit un seul chiffre qu’il est déjà suspect de racisme. » Sans plus de précisions. Interrogé à ce propos quelques jours plus tard dans l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier, sur France 2, le philosophe lâche : « Quand j’écris cela, je pense à Michèle Tribalat », directrice d’études à l’Institut national des études démographiques (Ined). Et de poursuivre : « Dès qu’un démographe travaille sur ces sujets, il est accusé de faire des travaux d’extrême droite. Exactement comme Christophe Guilluy lorsqu’il fait un travail de démographe et de géographe sur la France de la périphérie. » Or, comme ce dernier, Michel Onfray glorifie un peuple français essentialisé et supposé délaissé pour des « populations étrangères accueillies devant les caméras du 20 heures ». « Notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution », déplorait-il ainsi dans le Figaro. Lesquels ? Les « marges célébrées par la pensée d’après-68 », « les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze », les homosexuels, les fous et les prisonniers « de Foucault », mais aussi les « métis d’Hocquenghem », les « étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou »

Collègue de Michèle Tribalat à l’Institut national des études démographiques (Ined), Hervé Le Bras a dénoncé sa méthodologie et ses travaux. Il nous a adressé ce témoignage sur son évolution personnelle.

« Quand Michèle Tribalat est arrivée à l’Ined, elle s’appelait Michèle Brahimi. Quelques années plus tard, elle signait Michèle Tribalat-Brahimi, puis le Brahimi a disparu. Son attitude envers le monde musulman est sans doute liée à son histoire personnelle.

J’ai critiqué une de ses enquêtes de 1995 sur les immigrés dans le Démon des origines (L’ Aube, 1998), où je relevais de nombreuses erreurs de méthode, de calcul, et des biais ethnicisants. La direction de l’Ined, qui la soutenait, a déposé une plainte en diffamation contre le livre, visant 13 passages, dont celui où je parlais « d’ethnologie de pacotille » pour ses classifications ethniques sorties de la vieille anthropologie coloniale du début du XXe siècle. La plainte a été rejetée, et le directeur de l’Ined remercié. Sur le fond, je n’ai jamais reçu de réponse. […] Récemment, sur France 2, j’ai été opposé à Gilbert Collard puis à Marine Le Pen : à bout d’arguments, ils ont cité “la meilleure spécialiste française des migrations, Michèle Tribalat” »…

Hervé Le Bras

Ces curieuses références pour un « socialiste libertaire », comme il aime à se présenter, sont-elles le signe d’une dérive ? On peut le penser. Dans son livre la France périphérique (Flammarion, 2014), Christophe Guilluy étudiait le « périurbain oublié des élites » où se concentrent, selon lui, les « nouvelles classes populaires », celles des « petits Blancs » précarisés qui se seraient installés là du fait de « l’échec de la cohabitation avec les populations immigrées ». Le livre fut très critiqué par nombre de chercheurs. « C’est un projet plus politique que scientifique, marqué par la faiblesse de ses données, concepts et arguments », nous avait ainsi expliqué à sa sortie Nicolas Jounin, professeur de sociologie à l’université Paris-8 [^2]. « Christophe Guilluy produit ce qu’il prétend dénoncer : l’ethnicisation de la société française, en intimant le silence aux classes populaires non blanches, […] en imposant la primauté du référent racial. » Une approche qui ne peut que plaire à un Michel Onfray pour qui « la République n’a pas à faire la sourde oreille à la souffrance des siens » .

Mais le philosophe va maintenant plus loin, se faisant le défenseur de Michèle Tribalat et de ses prises de position. Qui est-elle ? Michèle Tribalat a travaillé très tôt à l’Ined sur les immigrés. Ses écrits sont rapidement contestés. Elle retient en effet une nouvelle catégorie, les « Français de souche », « nés en France de deux parents nés en France ». Hervé Le Bras, son collègue à l’Ined, la critique vertement dès 1997-1998 dans deux livres ( Les Français de souche existent-ils ?, puis le Démon des origines ) où il pointe ses nombreuses « aberrations méthodologiques » et des classifications inspirées de la « vieille anthropologie coloniale ». La polémique, doublée de querelles internes à l’Ined, mais sans doute aussi de questions personnelles et psychologiques, finit devant les tribunaux, comme nous le confie aujourd’hui Hervé Le Bras (cf. encadré), lequel remporta la procédure. Mais Michèle Tribalat n’en reste pas là : ses ouvrages suivants ne cessent de désigner des immigrés musulmans « inassimilables », contrairement à ceux de culture européenne. En 2002, dans la République et l’Islam, elle dénonce « l’angélisme » des pouvoirs publics face à ce nouveau « danger ». Et ne s’interdit pas de dénoncer, avec quelques précautions oratoires, le « racisme anti-blanc ». Enfin, dans les Yeux grands fermés (2010), la démographe fustige « l’aveuglement » vis-à-vis des politiques migratoires imposées par l’Europe, appelant la France à contenir les « effets pervers du multiculturalisme » .

Comme Michel Onfray, Michèle Tribalat affirme garder ses distances avec le Front national. Interrogée l’an dernier par Rue 89 quant à « l’idée du FN de diviser le flux d’immigration par vingt », elle déclarait : « Cela suppose que l’on sorte, non pas seulement de l’euro comme le propose le FN, mais de l’Union européenne, qui veille par la Cour de justice européenne à ce que les droits des migrants soient respectés » (sic). Et d’ajouter : « Le FN décrète que l’assimilation est toujours possible. Ce que je ne crois pas. » Pour autant, elle est adulée par le FN pour ses études sur l’immigration et ses diatribes complotistes contre l’islam, Jean-Marie Le Pen lui ayant même proposé de lui offrir une « carte d’honneur » du parti. Marine Le Pen et des dirigeants FN la citent régulièrement, sans doute en quête de caution « scientifique »… Toutes les analyses de la démographe soutiennent le « mythe d’une islamisation » rampante. Auteur d’un ouvrage sur la question [^3], le philosophe Raphaël Liogier défait, chiffres à l’appui, le fantasme d’un « jihad nataliste », suggéré par Michèle Tribalat. Il voit là une forme inquiétante parmi d’autres d’un certain « populisme culturel », –  « pour ne pas dire racisme »  – « à géométrie variable », où la défense de « nos » valeurs enrôle « la laïcité, l’égalité hommes/femmes ou des sexualités, et bien d’autres, véritables chevaux de Troie d’une ségrégation culturelle, identitaire, qui vise essentiellement une religion et une seule population, les musulmans ». Michel Onfray estime qu’il y a des vérités impossibles à dire sur l’islam. Ces « vérités » ont une drôle d’odeur.

[^2]: Cf. notre critique, in Politis n° 1322, 9 octobre 2014.

[^3]: Le Mythe de l’islamisation (Seuil, 2012). Il publie, le 13 octobre prochain, le Complexe de Suez, qui analyse les ressorts des tensions identitaires en France (éd. Le Bord de l’eau).

Société
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