David Graeber, l’indigné qui s’attaque à la bureaucratie libérale

À la veille de son arrivée en France pour promouvoir son dernier livre Bureaucratie, l’utopie des règles , l’ancien leader du mouvement Occupy Wall Street, aujourd’hui professeur à la London School of Economics, a accordé un entretien à Politis.

Sasha Mitchell  • 8 octobre 2015
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David Graeber, l’indigné qui s’attaque à la bureaucratie libérale
© Photo : SHANNON FAGAN / IMAGE SOURCE

Quatre ans après la publication du best-seller Dette : 5000 ans d’histoire , l’ancien leader du mouvement Occupy Wall Street et anthropologue américain David Graeber s’attaque à la question de la bureaucratie. Il démontre, dans un livre parsemé d’anecdotes aussi divertissantes que révélatrices, pourquoi les entreprises privées sont toutes aussi, voire davantage, bureaucratiques que le service public.

Les simplifications administratives annoncées régulièrement par les responsables politiques s’accompagnent de déréglementations ou de réformes libérales : « Nous assistons à la fusion progressive de la puissance publique et privée en une entité unique, saturée de règles et de règlements dont l’objectif ultime est d’extraire de la richesse sous forme de profits », écrit-il.

Pourquoi associe-t-on toujours la bureaucratie avec le secteur public ?

Parce que c’est ce que l’on nous a appris. Dans les années 1960, les révolutionnaires ont commencé à expliquer que les bureaucrates et les capitalistes, c’était peu ou prou la même chose : des hommes enveloppés, en costume trois pièces qui contrôlaient tous les aspects de notre vie. Des ennemis de la liberté, en somme. Puis la droite s’est appropriée l’argumentaire, en omettant la partie sur le capitalisme. Résultat, l’état omniprésent dont les révolutionnaires des années 1960 se plaignaient a en grande partie disparu. Pourtant tout le monde emploie encore la rhétorique des années 1960 alors qu’elle n’a plus grand chose à voir avec le fonctionnement actuel de la société.

Vous dites donc que la bureaucratie peut aussi être l’apanage du secteur privé. Cette affirmation n’est-elle pas paradoxale, surtout dans un pays comme la France où la bureaucratie du service public fait partie du quotidien ?

L’autre jour, je me suis rendu dans un Apple Store pour faire réparer l’écran de mon ordinateur. J’ai dû faire la queue pour que quelqu’un examine mon ordinateur et me dise « Oui, votre ordinateur est cassé ». J’ai demandé si je pouvais le déposer afin qu’il soit réparé par le service après-vente. Là, la personne m’a répondu que non, bien sûr que non, et qu’il fallait d’abord faire remplir par un autre service un formulaire attestant que l’écran était bel et bien cassé avant que l’ordinateur ne puisse être envoyé à l’atelier. J’ai demandé si je pouvais me rendre dans ce service sans plus attendre. On m’a rétorqué que non, qu’aucun rendez-vous ne pouvait être pris avant la semaine suivante, à moins que je ne me lève à 8 heures chaque jour au cas où des personnes se désisteraient. C’est une situation typique que seule la bureaucratie peut nous réserver, et pourtant j’avais affaire à une entreprise privée.

David Graeber - Flickr/Guido Van Nispen

Ou bien essayez d’ouvrir un compte en banque ici en Angleterre. La procédure est tellement compliquée, les formulaires tellement nombreux que j’ai dû être payé en liquide pour mes deux premiers mois de cours. Il fallait des factures avec l’adresse de mon domicile, sauf que pour avoir accès au service dont j’avais besoin il fallait verser un dépôt et donc avoir un compte en banque. Je pourrais multiplier les exemples.

Ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, c’est que la moitié du temps il est impossible de distinguer le public du privé. Les deux formes de bureaucratie s’entremêlent. Pourquoi est-ce que c’est si dur d’ouvrir un compte en banque ? Les employés vont vous dire que c’est à cause des réglementations imposées par l’Etat. Mais qui est à l’origine de ses réglementations ? Très souvent les avocats de ces banques, qui font pression sur (c’est à dire corrompent) les politiques pour que leurs réglementations soient transformées en texte de loi.

Comment expliquer que la bureaucratie croît à mesure que le libre marché s’étend ?

C’est le cas depuis un long moment. En Angleterre, par exemple, une grande partie de l’appareil bureaucratique d’Etat, de la police au simple fonctionnaire, a été mise en place après l’abolition des Corn Laws (série de textes encadrant le commerce de céréales avec l’étranger et qui avait pour but de protéger les paysans anglais, NDLR) et l’avènement du libre marché.

De l’autre côté de l’Atlantique, lorsque les Etats-Unis menaient des politiques protectionnistes au XIXe siècle, la bureaucratie était réduite : le gouvernement fédéral était composé presque uniquement de l’armée, qui était très petite, et de la poste.

{Bureaucratie, l'utopie des règles}, par David Graeber (Ed. Les Liens qui Libèrent)

Le secteur privé, quant à lui, était composé de petites entreprises et de coopératives. La période de libre marché dite des barons voleurs a coïncidé avec l’émergence de grandes firmes dotées d’une bureaucratie interne élaborée et d’un appareil d’Etat toujours plus important. Et la tendance se poursuit. Même Thatcher, qui a fait de la réduction du nombre de fonctionnaires un de ses chevaux de bataille, n’y est pas parvenu.

Sous Reagan, la bureaucratie d’Etat s’est même étendue. En Russie, après la chute du communisme, le nombre total de fonctionnaires a augmenté de 25% en 10 ans, sans compter bien sûr les bureaucrates du secteur privé émergent.

Si je devais m’avancer, je dirais que ce phénomène est dû au fait que l’économie de marché entraîne une augmentation extrême de relations qui ne sont pas basées sur la confiance, mais sur la maximisation de l’intérêt individuel. Cela signifie qu’elle nécessite des moyens beaucoup plus élaborés de mise en œuvre, de surveillance et de coercition que d’autres formes de relations sociales.

Idées
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