Féminisme : « On parle à notre place, il faut que cela cesse ! »
Les associations militantes de femmes d’origine immigrée reprochent aux organisations instituées de porter des revendications qui réduisent ou ignorent la réalité de leurs luttes au quotidien.
dans l’hebdo N° 1375 Acheter ce numéro
On dit qu’elles sont « issues de ». Issues de l’immigration, issues des quartiers populaires, issues de ces marges des villes françaises dont on parle beaucoup… et que l’on entend plus rarement. Militantes antiracistes, anti-discriminations, anti-violences policières, elles organisent, le 31 octobre, une Marche de la dignité (voir encadré), parce que trente-deux ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme, et dix ans après les révoltes de 2005, « les populations issues de l’immigration postcoloniale et des quartiers populaires sont de plus en plus exposées aux violences et aux crimes policiers, aux discriminations systématiques, aux humiliations et à une précarisation organisée », expliquent-elles. La marche est mixte, le collectif d’organisation féminin. Pourquoi ? « Parce qu’il faut porter la parole de femmes qui ne sont pas soumises, pas obéissantes, pas dociles, pour dire que la dignité fait déjà partie de notre histoire », répond la sociologue Nacira Guénif-Souilamas dans une vidéo d’appel à la manifestation.
L’appel est porté par une trentaine de femmes, soutenues par une vingtaine d’associations et autant de soutiens individuels : « Comme il y a trente ans, comme il y a dix ans, contre l’humiliation quotidienne, contre le mépris, contre l’islamophobie, la négrophobie, la romophobie galopantes, contre les crimes policiers, s’impose une nouvelle marche : la Marche de la dignité. » Cette manifestation des populations issues de l’immigration et des quartiers populaires, qui partira le 31 octobre du quartier de Barbès, à Paris, ses organisatrices l’espèrent massive et refondatrice, plus de trois décennies après la Marche pour l’égalité de 1983. « Nous voulons nous réapproprier la lutte antiraciste, explique la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, membre du collectif d’organisation. Il est urgent de repolitiser la question du racisme, qui a été moralisée, et de dénoncer un racisme d’État. » Pour elle, cette marche doit sonner comme une « déclaration d’indépendance » vis-à-vis de « tous ceux qui nous ont enfermés dans des démarches d’exclusion ou de domestication au nom du maintien de l’ordre ».
Du côté d’Osez le féminisme (OLF), on ne peut que regretter cette fracture et tenter de nuancer. « Nous ne nous attaquons pas aux femmes voilées, nous nous attaquons au symbole, tout comme nous dénonçons les menaces sur les droits des femmes dans toutes les religions, explique Claire Serre-Combe, porte-parole de l’organisation. Chacune peut avoir des croyances propres, mais nous considérons que la laïcité est un outil qui permet aux droits des femmes de progresser. Pour nous, l’émancipation des femmes ne peut pas se concevoir dans un cadre religieux, qu’il soit chrétien, juif ou musulman, justement parce que c’est un cadre », ajoute-t-elle, rappelant que des femmes musulmanes revendiquent autant leur religion que leur tête nue, comme le Collectif femmes sans voile d’Aubervilliers. Au Collectif national des droits des femmes (CNDF), le discours est similaire : « Nous nous battons contre le sexisme de tous les monothéismes, qu’on ne vienne pas nous taxer de racisme !, s’emporte Suzy Rojtman, porte-parole. Le problème, c’est que tout s’est cristallisé autour du voile. Nos positions à ce sujet ont été caricaturées. Mais il ne faut pas se tromper d’ennemi. » Si la très sensible question du voile a certes attisé les tensions, elle n’en est pas moins symptomatique d’une fracture plus profonde opérée entre des féministes « blanches » et les femmes d’origine immigrée, selon Hanane Karimi : « Elles ont adopté une attitude extrêmement maternaliste, qui consiste à définir un seul moule d’émancipation, dans lequel on se doit d’entrer. Mais qui sont-elles pour nous dire comment nous devons nous émanciper ? C’est dangereux de parler à la place des autres. » Trop blanches, trop uniformes socialement, les organisations féministes instituées ne seraient donc pas assez représentatives de toutes les femmes pour se positionner ? « C’est très invalidant comme argument, réplique Claire Serre-Combe. Moi qui suis athée, dois-je pour autant m’empêcher de dénoncer la toxicité de l’Église catholique ? Ce n’est pas parce qu’on n’est pas directement concernée qu’on ne peut pas émettre de critique. Mais cette critique doit, c’est vrai, se nourrir d’un dialogue. »
C’est là que le bât blesse, car, pour Ismahane Chouder, ce dialogue s’est brisé sur l’incompréhension de certaines réalités : « En se positionnant en surplomb, en mobilisant des concepts loin d’une réalité quotidienne et en définissant des luttes prioritaires, ces organisations féministes se sont isolées des femmes “issues de”, qui ne s’y sont pas retrouvées. Les questions de racisme, de discrimination, qui pourtant sont au cœur de nos quotidiens, ont été gommées, mises de côté. » À trop vouloir unir dans un universel féministe, ces militantes des droits des femmes se seraient-elles coupées de celles qu’elles cherchaient justement à atteindre ? Pour la militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo [^4], il y a surtout une incompréhension de l’importance de problématiques qui font le quotidien des unes mais semblent secondaires aux autres. « Pour une femme non blanche, batailler pour être davantage représentée dans l’espace public, faire reconnaître sa beauté, lutter contre le racisme, ou même tout simplement avoir accès à des produits cosmétiques adaptés à sa carnation, c’est important, c’est quotidien, mais c’est considéré comme secondaire par certaines organisations féministes. C’est pourquoi il est absolument nécessaire de créer des espaces distincts, comme le collectif afroféministe Mwasi, pour pouvoir réfléchir à des problématiques spécifiques. » Problématiques racistes, problématiques socio-économiques. Pour Hanane, membre de l’association Femmes en lutte 93, il est difficile de porter uniquement des revendications d’égalité femmes/hommes quand on est confronté à une injustice sociale généralisée. Le regard de travers dans le métro, l’insulte au coin d’une rue, l’emploi refusé, mais aussi les difficultés de scolarité des enfants, le parcours interminable pour accéder à des soins de santé, le climat de violence policière… Autant de réalités que les grandes organisations féministes ne traiteraient pas, ou peu. « Si on s’implique dans une organisation, c’est pour transformer notre réalité. Si cette réalité est ignorée, on s’en va », remarque la militante.
« Nous ne vivons pas dans ces quartiers, admet Claire Serre-Combe. Nous ne prétendons pas être ce que nous ne sommes pas et nous ne voulons pas nous substituer à ces femmes. Le message qu’on veut faire passer, c’est qu’on a toutes, à un moment donné, les mêmes problèmes et qu’il faut lutter ensemble contre ça. » « Bien sûr qu’il y a un vrai problème de racisme, estime de son côté Suzy Rojtman. Nous sommes les premières à le reconnaître et à le dénoncer. Mais nous, notre travail, c’est de lutter contre les violences, contre la précarité du travail des femmes, pour l’égalité salariale. Ce faisant, nous nous battons pour toutes les femmes, à commencer par les femmes les plus discriminées. » Mais lutter pour toutes ne veut pas forcément dire combattre avec toutes. « Les groupes féministes n’échappent pas à des logiques de domination qui traversent la société et s’exercent sur les femmes racisées et les femmes des quartiers populaires », estime Rokhaya Diallo. Une logique de domination qui rendrait inaudibles certaines voix particulières, au sein de collectifs qui, pourtant, aspirent à les porter toutes.
« Nous avons des luttes communes mais, sur certains sujets, il est nécessaire de construire notre propre parole, et surtout de la rendre audible », affirme Hanane. Pour la militante de Femmes en lutte 93, la perception des femmes des quartiers populaires est biaisée. En dehors, elles ne seraient perçues que comme des victimes, des femmes opprimées, « alors que ce sont elles qui portent la plupart des collectifs militants. Nos luttes sont invisibles parce qu’elles ne sont pas spécifiques à l’égalité hommes-femmes, et que le terme “féministe” est rarement employé. Pourtant, la résistance des femmes aux stigmatisations et aux humiliations médiatiques, leur combat pour que leurs enfants aient accès à l’école ou aux soins, c’est du féminisme ! Mais, au lieu de voir ce que nous faisons, on parle à notre place : il faut que cela cesse. Pour cela, nous devons porter nos luttes de femmes et les rendre visibles dans l’espace public ». Rien de neuf, affirme Hanane, le féminisme a toujours connu des divergences, constitué de groupes qui portaient une parole particulière, comme des groupes de femmes ouvrières ou la Coordination des femmes noires. « Pour que tout le monde s’y retrouve, il faut que chacun ait une place, ce qui n’empêche pas de se retrouver sur des luttes communes », ajoute-t-elle. Du côté d’OLF ou du CNDF, on ne voit pas d’un mauvais œil cette auto-organisation, « au contraire », affirme Claire Serre-Combe. Tout comme Suzy Rojtman : « Ça n’empêche pas de discuter. » Mais les tensions sont telles que le dialogue ne sera pas simple à renouer.
[^2]: Lire à ce sujet les Féministes et le garçon arabe, Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, éd. de l’Aube, 2004.
[^3]: Le collectif Féministes pour l’égalité, né en 2004, rassemble des féministes d’origines différentes opposées à la loi sur le voile.
[^4]: Son dernier ouvrage, Afro !, avec Brigitte Sombié, paraît le 4 novembre aux éditions Les Arènes.