« le Bouton de nacre », de Patricio Guzman : Un océan de disparition

Dans le Bouton de nacre, Patricio Guzman fait le lien entre les Indiens de Patagonie et les victimes de la dictature de Pinochet. Un film poétique et politique.

Christophe Kantcheff  • 28 octobre 2015
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« le Bouton de nacre », de Patricio Guzman : Un océan de disparition
Le Bouton de nacre , Patricio Guzman, 1 h 22.
© DR

Si « la poésie est l’art de mettre en rapport les choses les plus contraires », comme le suggère Pierre Guyotat, alors les films de Patricio Guzman, en particulier les deux derniers, Nostalgie de la lumière et celui qui sort aujourd’hui, le Bouton de nacre, avec lequel il forme un diptyque, sont de très beaux poèmes. Quoi de commun en effet entre les comètes, les Indiens de Patagonie et la dictature de Pinochet ? Un fil les relie. Plus exactement un élément : l’eau. Pour dire à quel point l’eau fait le lien entre ce qui a priori ne se rejoint pas, le cinéaste passe par les planètes. Selon les astronomes, nombreux au Chili, où se trouvent les plus puissants télescopes, il y a de l’eau, indispensable à la vie, dans presque tout le cosmos. Ainsi, « l’eau est un élément qui fait le pont entre les étoiles et nous ». Une entrée en matière qui amène à être plus précis : ce qui crée des correspondances, dans le Bouton de nacre, ce sont l’eau… et les rêves – ou les cauchemars, comme on va le voir.

Dès lors, comment le film conjugue-t-il les Indiens de Patagonie et la période Pinochet ? Par l’océan Pacifique, dont les eaux baignent la très longue côte ouest chilienne. Au sud, la Patagonie, avec son archipel aux vents glacés, a abrité une population d’Indiens pendant dix mille ans. Ceux-ci vivaient en symbiose avec la mer, alors que, depuis, les Chiliens s’en sont résolument détournés. Patricio Guzman en approche la mémoire au plus près, qui témoigne d’une civilisation singulière. Des photographies prises au XIXe siècle montrent ces Indiens affublés de masques étranges, associés à leurs rites de croyance. Un anthropologue reproduit avec sa bouche des sons inouïs qui correspondent à leurs airs traditionnels. Mais des 8 000 Indiens qui existaient au XVIIIe siècle, il ne reste plus qu’une vingtaine de descendants. La civilisation de l’homme blanc, c’est-à-dire la colonisation, les a décimés. Le film raconte aussi cette période de dépersonnalisation et d’éradication. Or, un siècle plus tard, c’est dans ces mêmes eaux que les cadavres d’opposants à la dictature de Pinochet ont été jetés du haut d’hélicoptères. Pour être certain qu’ils restent au fond de la mer et s’y dissolvent, on fixait sur les corps des morceaux de rail qui, eux, y sont encore. Sur l’un d’eux, on a retrouvé un bouton de nacre. Ce même bouton qu’un capitaine « humaniste » venu d’Europe avait offert à un Indien de Patagonie pour qu’il le suive en Grande-Bretagne afin d’y être « acculturé ». Quand Jason Button – son surnom – revint en Patagonie, il ne put s’y réadapter. Il était devenu de nulle part…

Le cinéaste a aussi retrouvé deux descendants de ces Indiens, à qui il demande de parler dans la langue de leur tribu, celle des Yagan, qu’ils connaissent encore. Cette langue remue autant de vies disparues et de richesses humaines évanouies que les souvenirs des militants anti-Pinochet qui ont survécu à la torture et à l’emprisonnement, et dont Patricio Guzman fait une « photo de famille », à l’instar de celle des Indiens que le film montre un peu plus tôt. Le Bouton de nacre est en effet, au sens où l’indique Pierre Guyotat, un magnifique poème. Mais, loin de toute boursouflure lyrique, c’est par collages, associations et résonances qu’il déploie peu à peu sa vertigineuse dimension politique. Qui est aussi profondément mélancolique.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes
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