Leïla Shahid : « C’est la révolte des déçus d’Oslo »
Grande militante de la cause palestinienne en France et en Europe, Leïla Shahid analyse les événements récents en Palestine comme une reprise en main de la société civile par elle-même face à l’impasse politique et diplomatique.
dans l’hebdo N° 1374 Acheter ce numéro
Que se passe-t-il en Palestine et en Israël ? Alors que beaucoup croyaient la revendication d’un État souverain enterrée faute de combattants, la résistance resurgit sous une forme imprévue. Grande figure palestinienne, Leïla Shahid, relie ici les événements actuels à l’histoire de son peuple.
Le mouvement actuel, que certains appellent « l’intifada des couteaux », est très différent des soulèvements précédents. Comment l’analysez-vous ?
Leïla Shahid : Il y a 41 ans, j’avais entamé un doctorat d’anthropologie sur une expérience que j’avais trouvée fascinante dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban. Cette expérience s’appelait l’intifada. Cette intifada, c’était la prise en charge de leur société par les réfugiés eux-mêmes. Ils avaient mis en place des comités populaires, mis à la porte les représentants de l’armée libanaise et pris en main la gestion des camps, créé des cours d’alphabétisation. Si je suis militante, c’est grâce à cette intifada de 1969. J’ai été très impressionnée par la façon dont une société civile longtemps écartée des décisions politiques reprend possession de son destin. Avec une revendication qui est la création d’un État palestinien. « Intafada » est un verbe réflexif, c’est un mouvement sur soi, on se « secoue » [^2]. Ce n’est même pas un soulèvement. C’est reprendre possession de son destin. C’était le sens de la première intifada, en 1987. En 2000, lors de la deuxième intifada, la société civile a été dépossédée par une sorte de surenchère entre le Fatah et le Hamas. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est une manifestation de santé d’une société qui se prend en charge et qui ne compte plus ni sur ses organisations ni sur les institutions internationales. C’est la conséquence d’une réalité sociale, coloniale et économique. Tous ceux à qui les Palestiniens ont confié leur destin ne leur ont rien apporté du tout. On leur avait promis un État, ils ne l’ont pas. Et maintenant on leur dit « vous n’êtes plus centraux ». D’autres conflits sont plus importants. Ce mouvement vient du tréfonds d’une société qui a une mémoire de la résistance. Rappelons-nous que les Palestiniens se sont d’abord révoltés contre les Britanniques en 1936. C’est la réaction d’une société qui se défend. C’est comme un cri. Un cri violent, mais ils n’ont rien d’autre pour se faire entendre. Cette violence, celle des couteaux, vient du fait que Palestiniens et colons vivent à côté les uns des autres. Les Israéliens ont encouragé l’établissement à Jérusalem-Est de Yeshivots [centres d’étude de la Torah et du Talmud, NDLR], sous prétexte qu’il faut reconquérir le mont du Temple. Il y a confrontation parce que les colons se sont établis sur les terres usurpées, volées à des Palestiniens. On parle des couteaux des Palestiniens, mais on ne dit pas que les colons sont tous armés. Pour les Palestiniens, c’est l’instinct d’autodéfense d’une société qui sent qu’il faut qu’elle se réveille. Cela fait 48 ans que les Palestiniens vivent sous occupation. Cela fait 22 ans qu’on leur dit qu’on va leur donner un État.
Ce mouvement qui échappe à toutes les organisations ne marque-t-il pas aussi la mort de l’Autorité palestinienne ?
J’annonce depuis un an la mort des accords d’Oslo. C’est aujourd’hui la révolte des déçus d’Oslo. Les chancelleries occidentales ont dit qu’elles voulaient un interlocuteur non-violent. Elles l’ont. C’est notre président [Mahmoud Abbas, NDLR]. Mais, en détruisant « Oslo », les Israéliens ont détruit la crédibilité de l’Autorité palestinienne. Ils ont annexé Jérusalem. Ils ont construit le mur. Et maintenant, ils construisent d’autres murs. Un mur avec la Jordanie. Et encore un autre pour isoler le quartier Jabal Mukabbir, à l’intérieur même de Jérusalem. On a vidé « Oslo » de son contenu. Je rappelle qu’Oslo était un accord intérimaire qui devait se conclure en 1999. Aujourd’hui, il n’en reste que la personnalité politique du président de l’Autorité palestinienne qui peut aller à l’ONU et devant les instances internationales. Mais il n’y a pas eu de renouvellement du Parlement palestinien depuis 2006. Quant à l’élection du président, elle devait se tenir en 2005, elle n’a toujours pas eu lieu. Et pourquoi tout ça ? Parce qu’Israël ne veut pas d’élections. Israël crie au danger islamiste, mais négocie en secret avec le Hamas dans le dos de l’Autorité palestinienne.
Le mouvement ne risque-t-il pas d’être récupéré par des islamistes de plus en plus radicaux, voire par Daech ?
Depuis toujours, les puissances coloniales ont voulu diviser pour régner. Mais méfions-nous du discours de Netanyahou qui veut faire de ce conflit une guerre de religion, en mettant tout le monde dans le même sac, plaçant les Palestiniens dans le camp des alliés de Daech. Le risque, c’est que ce soit une prophétie auto-réalisatrice. Si des jeunes pensent que seul Daech est capable de rétablir le rapport de force, ils iront avec Daech. Aujourd’hui, les Palestiniens sont inquiets parce que ce qui se passe à Jérusalem rappelle ce qui s’est passé à Hébron en 1994, après le massacre de 29 musulmans. Les Israéliens en avaient profité pour reprendre la mosquée du Tombeau des Patriarches qui n’était pas une synagogue. Ils l’ont divisée en deux et ils ont mis les colons pour contrôler les lieux. Diviser sur un plan géographique et sur le plan des horaires, c’est ce qu’ils veulent faire en ce moment avec l’esplanade des Mosquées, un lieu saint musulman depuis 1 300 ans. Cela alors que Moshe Dayan – qui a conquis Jérusalem-Est en juin 1967 – avait interdit l’accès à l’esplanade des Mosquées aux Israéliens, justement pour éviter une guerre de religion. Si cela est remis en cause, croyez-vous que Daech ne va pas sauter sur l’occasion ?
N’avez-vous pas l’impression que la revendication de deux États est en train de perdre toute consistance ?
Mais il n’y en a pas d’autres. Appelez ça comme vous voulez : un condominium avec la Jordanie, une union moyen-orientale… De toute façon, il faut une souveraineté palestinienne parce que les Israéliens ne feront jamais un État laïque et démocratique.
[^2]: « In-tafada » correspond au verbe. « Intifada » est le nom commun.