Royaume-Uni : la bataille du Labour Party
Même éclatante, la victoire de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste ne garantit pas qu’il garde le cap à gauche sans vaciller. Correspondance à Londres, Emmanuel Sanséau.
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Du frondeur travailliste réélu sans interruption aux Communes depuis 1983, la plupart des Britanniques n’ont découvert le visage qu’en juin dernier. C’est à la dernière minute, en effet, que Jeremy Corbyn a obtenu les 35 nominations nécessaires pour s’élancer dans la course à la direction du Labour Party. Le sexagénaire londonien présentait sa candidature avant tout pour « élargir le débat », confiait-il modestement. Trois mois plus tard, le voilà propulsé à la tête de l’opposition parlementaire par une éclatante victoire : 59,5 % des voix contre trois adversaires centristes et passablement interchangeables, infligeant au passage une humiliante défaite à la candidate blairiste Elizabeth Kendall (4,5 %).
En avril dernier, lors de la conférence annuelle du Sinn Féin, l’invité d’honneur s’appelait Euclid Tsakalotos, l’actuel ministre grec des Finances. Signe du rapprochement entre Syriza et le vieux parti irlandais, et traduction du déplacement du centre de gravité d’une formation historiquement classée au centre-gauche. Car, au sein du Sinn Féin, une fracture s’est opérée entre des vétérans proches de l’héritage de l’IRA et des jeunes plus enclins à s’allier aux partis de gauche radicale européens.
Dans le paysage politique irlandais, le Sinn Féin est devenu la première force de gauche, profitant de l’effondrement du Labour à la suite de son implication dans un gouvernement pro-austérité en 2011. À l’approche des élections générales, prévues au printemps 2016, le parti est crédité de 16 % à 22 % des intentions de vote, lui qui n’a plus franchi la barre des 10 % dans la République depuis 1923. À sa gauche, les partis anti-austérité plafonnent à 2 % des intentions de vote et ne parviennent pas à tirer leur épingle du jeu. La raison principale : contrairement à la Grèce et à l’Espagne, l’Irlande est sortie de la crise et affichait un taux de croissance de 4,5 % en 2014.
Les esprits revanchards du New Labour n’ont pas dit leur dernier mot. Distillée dans les coulisses du think tank Progress (rassemblant les « modernisateurs » du parti) et par l’architecte du blairisme Peter Mandelson, la fronde centriste devrait patienter jusqu’aux législatives galloises et écossaises de mai prochain. « Personne ne le remplacera avant que les urnes ne prouvent son incapacité à gagner, assurait Peter Mandelson quelques jours après la victoire de Jeremy Corbyn. Nous aurions tort de forcer le problème de l’intérieur avant que le public ne donne un verdict clair. » Selon les statuts du Labour, il suffirait aux centristes de réunir 46 députés pour déclencher une nouvelle élection. Or, si Jeremy Corbyn a la plupart des backbenchers travaillistes à dos, précipiter une seconde élection reviendrait à mépriser un puissant élan populaire autant qu’à saborder le parti. Enterrant douloureusement l’ère New Labour avec la cuisante défaite de Elizabeth Kendall, Progress appelait ainsi dès septembre à la communion des anti-Corbyn pour façonner… un « Next Labour ». Certes, Tony Blair et Gordon Brown ne sont pas avares d’interventions musclées pour attaquer le nouveau leader, mais les « modernisateurs » fondent désormais leurs espoirs sur une « nouvelle génération », plus jeune – et qui tarde pour l’instant à se faire remarquer…
Face au Conservative Party , Jeremy Corbyn restera-t-il aussi peu modéré que la presse voudrait le faire croire ? Après avoir clamé son intention de « combattre ensemble pour une meilleure Europe », son « ministre » préposé aux Finances [^2], John McDonnell, a, un temps, soutenu la charte fiscale des Tories, pour ensuite y renoncer. Réduire le déficit public, certes, a-t-il dit, mais de « manière juste et équilibrée ». Corbyn doit donc aussi faire face aux critiques de son aile gauche. La décision de son cabinet de travailler avec les économistes Joseph Stiglitz et Thomas Piketty pourrait, selon certains, émousser ses positions dites « radicales. » Les mêmes ont noté que, lors du premier « grand discours » du nouveau leader au congrès annuel des travaillistes, pas une seule fois le public n’a entendu les mots « capitalisme », « domination » ou même « classe ». Jeremy Corbyn y a défendu une « politique plus généreuse », mais certainement pas un parti de combat contre un capitalisme aux allures de plus en plus victoriennes. Gardons bien en tête que le leader du Labour Party navigue (pour l’instant) à vue dans un pays où le consensus néolibéral s’est enraciné dans les esprits, où le débat public est obsédé par la performance économique et où la presse ne recule devant aucune outrance. L’échec tonitruant du centrisme ronflant incarné par son prédécesseur, Edward Miliband, lui rappellera-t-il où mène la modération ?
[^2]: En Angleterre, l’opposition forme un « cabinet fantôme », un gouvernement alternatif qui ne gouverne pas.