Shlomo Sand : la difficulté d’être historien
Shlomo Sand analyse les périls qui menacent la discipline.
dans l’hebdo N° 1372 Acheter ce numéro
En apparence, l’historien israélien Shlomo Sand nous emmène à distance de ses travaux précédents, par lesquels il avait méthodiquement déconstruit l’historiographie sioniste. Mais c’est pour mieux y revenir au terme d’une passionnante réflexion à portée plus générale sur l’instrumentalisation de l’histoire. L’ennemi, montre-t-il, est d’abord le mythe quand celui-ci est confondu avec l’histoire, par ethnocentrisme culturel ou par stratégie politique. Sand cite les travaux de l’historien britannique Martin Bernal (1937-2013), qui jeta « un pavé dans la mare de l’historiographie occidentale » en révélant que la déesse grecque de l’intelligence et de la guerre, Athéna, était noire (pauvre Nadine Morano !). Ce n’est en vérité qu’une redécouverte, cinq siècles après que la Renaissance eut inventé « l’idéal de beauté grecque blanche » qui a nourri tout l’imaginaire occidental.
Avec érudition, Sand retrace l’histoire de l’histoire. Il interroge par exemple cette « périodicisation linéaire » qui partage le temps entre « Antiquité », « Moyen-Âge » et « Temps modernes ». Mais il n’instruit pas seulement le procès d’un certain récit historique, il égratigne aussi les historiens, et même quelques icônes contemporaines comme les fondateurs de l’école des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre, auxquels il reproche d’avoir été indifférents, dans leurs études, aux affaires politiques de leur temps, le nazisme, le stalinisme et la judéophobie. Cela, au nom d’une approche économico-sociologique désincarnée. Mais les pages les plus étonnantes du livre de Shlomo Sand sont peut-être celles qu’il consacre à Nietzsche. Il est significatif pour lui que la réflexion la plus puissante sur l’histoire ait été l’œuvre d’un philosophe et philologue. Il exhume une œuvre de jeunesse au titre édifiant – De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie –, dans laquelle Nietzsche s’en prend au triomphe de l’historiographie nationale prussienne. Sans nier la nécessité d’une conscience historique, celui-ci met en garde contre le risque d’une vérité unique qui rapproche le récit historique de la théologie médiévale. Il dénonce la « fièvre nerveuse du nationalisme » qui s’est emparée de l’Allemagne sous forme de « gallophobie », de « polonophobie », « d’antisémitisme », de « christianisme romantique », de « wagnérisme », de « teutomanie » ou de « prussianisme » .
Stupéfiante citation quand on songe qu’une autre histoire officielle, celle des nazis, a réussi à récupérer Nietzsche au profit de tout ce qu’il dénonçait. Car voilà bien l’ennemi moderne de l’histoire : le mythe national et le nationalisme. Shlomo Sand nous délivre un message simple mais indispensable en ces temps de réforme des programmes d’histoire et de réhabilitation des grands mythes républicains : méfions-nous de nous-mêmes.